21 janvier 2024

Les trois stades d’une descente aux enfers à Gaza

Une opinion de François Ost, Prof. ém. UCLouvain-St-Louis-Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique

 
Qui, en Israël, se lèvera pour emboîter le pas aux quelques ONG courageuses qui proclament “not in my name” ? Qui, en Occident, s’écrira “pas de cela avec mon argent et mes armes ?”

La Libre, contribution externe, Publiée le 13-01-2024 

 L’enfer de Dante compte neufs cercles, chacun représentant un stade plus avancé de déréliction. N’ayant pas la puissance d’imagination du poète italien, je me contente de parler de trois cercles de la violence pour caractériser l’impensable qui se déroule sous nos yeux :
1. La violence légale exercée par les autorités publiques dans un cadre juridique; Max Weber la qualifie de “légitime”.
2. La violence du talion qui exprime la justice qu’on se fait à soi-même; René Girard explique que, comme la stratégie du bouc émissaire, si elle représente une régression par rapport à la violence légale, elle est cependant le premier sursaut de civilisation par rapport au troisième cercle.
3. La violence déchaînée, sans cadre aucun, qui procède des pulsions les plus primitives; le seul à en parler vraiment est Sade, et pour cause. On aura compris que la situation dans laquelle le Moyen-Orient s’enfonce depuis le 7 octobre procède d’une telle descente aux enfers. Je reprends. 

La violence légale 

La vie sociale – qui le contesterait ? – est tissée de conflits. Loin d’ignorer ces conflits, le droit leur donne voix, leur offrant ainsi les moyens d’un dépassement pacifique. Dans ce cadre, l’autre est un adversaire à vaincre, mais pas un “tout autre” à annihiler. Ainsi le droit international public comporte une branche relative au droit de la guerre, sous ces deux aspects : le ius ad bellum réglant les conditions de légalité de l’entrée en guerre, et le ius in bello fixant la manière légale de la conduire. Plus récemment, il s’est enrichi de multiples conventions relatives au droit humanitaire.
Chacun réalise que cet encadrement juridique, celui du tiers impartial, a été bafoué depuis le début ; c’est évident en ce qui concerne les pogroms terroristes du 7 octobre ; quant à l’État d’Israël, s’il peut évidemment se revendiquer d’un droit de légitime défense, encore faut-il qu’il s’exerce dans le respect du principe de proportionnalité sur lequel il se base. Le droit est donc comme suspendu pour le moment ; il ne faut évidemment négliger aucun effort pour sa restauration immédiate. 

La violence du talion 

On pourrait croire alors que la riposte de Tsahal relève d’une régression à la loi du talion – du tiers, on passerait au duel, le face-à-face binaire. Dans nos sociétés de droit, cette justice que l’on se fait à soi-même a mauvaise presse. Et pourtant, elle représente un progrès, un vrai seuil civilisationnel par rapport à la violence déchaînée du troisième cercle. Les textes sacrés, notamment la Torah, reflétant le doit primitif de ces régions du Moyen-Orient, la valorisent. Progrès en effet, dès lors qu’un seul œil est exigé pour la perte d’un œil, et une dent seulement pour une dent perdue. Une logique compensatoire, qu’évoquent encore la justice rétributive moderne et le symbole de la balance, en limite strictement l’exercice. Dans l’urgence et l’indignation des lendemains du 7 octobre, vu aussi la difficulté d’identifier un adversaire “officiel”, c’est sans doute cette logique du talion qui a conduit les États-Unis à accorder un blanc-seing relatif à Israël – et ce, sous la protection de leurs porte-avions. Le talion fait partie de ces stratégies collectives que les peuples ont progressivement mises au point pour contenir le déferlement de la violence aveugle du troisième cercle ; la stratégie du bouc émissaire qu’analyse René Girard relève de la même intention. Il reste que, comme la mise en œuvre du talion est laissée à l’initiative et à l’appréciation des victimes, on devine la difficulté de la contenir dans ces limites strictes. C’est précisément ce à quoi nous assistons à Gaza – inutile de documenter les chiffres : ils sont obscènes et offensent l’idée même d’humanité (un homme = un homme). La descente aux enfers se poursuit : on régresse au troisième cercle.

La violence déchaînée

Ici, plus de cadre, plus de mesure ; on a régressé à un stade infra-civilisationnel. Du régime duel on passe à l’hégémonie du soi et du même qui nie l’autre radicalement. Cette violence déchaînée relève d’une pulsion de mort absolument primitive ; c’est Sade qui en parle le mieux, parce qu’il la fantasme et l’appelle de ses vœux. Il montre bien qu’elle relève de forces “biologiques” non contrôlées (les Grecs parlaient de “bia”) et s’apparente à un gigantesque tsunami ou une immense éruption volcanique – aucune barrière qui tienne. Fait essentiel à relever : cette violence aveugle qui s’exerce sur le corps de l’autre se retourne aussi contre le corps propre – sadisme et masochisme sont liés. Les terroristes du Hamas savaient parfaitement qu’ils exposaient eux-mêmes et les leurs à des représailles terribles. Quant à Netanyahu, s’il anéantit indistinctement les Gazaouis, il violente aussi moralement son peuple et son armée. Prévaut alors l’indistinction totale des protagonistes : la victime est tombée dans le piège que son bourreau lui tendait : elle ne s’en différencie plus. A ce stade, Thanatos mène le bal, parfois au prix de noces infernales avec Eros – ici l’amour dévoyé du dieu, ou de la patrie sacralisée, au nom desquels on s’autorise ces massacres.
Une course à tombeau ouvert. J’ai la certitude que la politique menée par le gouvernement Netanyahu relève de cette folie (même si en elle s’explique aussi par la volonté même plus cachée de recoloniser la bande de Gaza) : une course à la mort – au premier chef, celle des Palestiniens, bien entendu, mais aussi, à terme, celle de ses compatriotes. Avec, dans l’immédiat, la perte du crédit moral dont la démocratie israélienne a bénéficié jusqu’ici, en Occident à tout le moins. Ce crédit, déjà sérieusement entamé avec la colonisation sauvage de la Cisjordanie, se dilapide aujourd’hui à une vitesse impressionnante. Tous les termes du débat, y compris les plus tabous, comme celui de “génocide” se retournent dans cette confusion mortifère générale. À ce point de mobilisation des forces inconscientes collectives, la situation n’est plus sous contrôle ;
on peut craindre d’ailleurs d’en voir le résultat dans les urnes américaines en novembre prochain. S’installerait alors un nouveau “désordre mondial”, mené par les apprentis sorciers qu’on connaît.


Qui, en Israël, se lèvera pour emboîter le pas aux quelques ONG courageuses qui proclament “not in my name” ?
Qui, en Occident, s’écrira “pas de cela avec mon argent et mes armes ?”

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