La Shoah reste taboue dans la société palestinienne et son enseignement souvent minoré. Si elle est citée, c’est pour être comparée à la souffrance endurée par les Palestiniens depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Mais certains Palestiniens décident d’aller à contre-courant de cet impératif collectif, pour servir la réconciliation et la paix entre les deux peuples.
"Pour comprendre l’autre, enfile ses chaussures." Un leitmotiv que se plaît à répéter Mohammed S. Dajani Daoudi. Après deux ans d’absence, rien n’a bougé dans le bureau de cet ancien professeur de l’université palestinienne Al Qods à Jérusalem. En haut d’une pile de livres, une de ses dernières publications : Israéliens et Palestiniens : des narratifs contestés. Contestés parce qu’ils s’ignorent ou s’opposent l’un l’autre. Malgré tout, "ces deux récits peuvent coexister, tant qu’ils sont respectés et reconnus par les deux parties", tempère-t-il. Une gageure a priori improbable par les temps qui courent.
Né en 1946 à Jérusalem, Mohammed Dajani grandit dans une famille soufie, "nationaliste" et "blessée par la Nakba" (catastrophe, en arabe, qui fait référence à l’exode de la population palestinienne pendant la guerre israélo-arabe de 1948). Interdit de séjour en Israël parce qu’investi dans la branche étudiante du Fatah (le mouvement créé par Yasser Arafat), il part étudier à Beyrouth puis aux Etats-Unis et n’est autorisé à rentrer à Jérusalem qu’en 1993.

La souffrance de ceux qui font souffrir

En 2006, le parti islamiste Hamas remporte les élections législatives palestiniennes : il prend le contrôle de la bande de Gaza un an plus tard. Mohammed Dajani fonde alors Wasatia ("voie médiane" en arabe) pour promouvoir la non-violence dans les écoles, les universités et les mosquées en Cisjordanie. En 2012, un voyage à Auschwitz lui fait redécouvrir la Shoah : "J’ai grandi dans une société qui niait son existence et la considérait comme un élément de propagande sioniste", rappelle-t-il. De retour à Jérusalem, il plaide pour son enseignement dans les écoles palestiniennes.
Mais comment reconnaître la souffrance de ceux qui font souffrir les Palestiniens ? "Il faut qu’ils voient dans la Shoah une tragédie humaine qui n’est pas seulement liée au peuple juif", répond-il. En 2014, après une seconde visite en Pologne avec un groupe d’élèves, il reçoit plusieurs critiques et même des menaces. Las, il s’exile quelque temps à Washington.
Mohammed Dajani n’est pas le seul Palestinien à mener ce combat pacifiste, en solitaire. De la même génération, le Père Emile Shoufani suit un parcours similaire. Issu d’une famille arabe chrétienne d’Eilaboun en Galilée, au nord d’Israël, il se souvient de sa grand-mère qui refusait la vengeance malgré la mort de son mari et d’un de ses fils, tués par un commando israélien en 1948. Séminariste en France dans les années 1960, Emile Shoufani visite le camp de concentration de Dachau et lit "Treblinka" de Jean-François Steiner (1966). Directeur de l’école Saint-Joseph à Nazareth pendant 36 ans, il met en place un programme de rencontre interscolaire avec une école juive de Jérusalem. Le voyage organisé en mai 2003 à Auschwitz avec plus de cinq cents personnes venues d’Israël, de France et de Belgique - juives, musulmanes, chrétiennes ou non-croyantes - lui attirera autant d’admiration que de haine.

Un pont entre deux sociétés

Comme Mohammed Dajani, le curé de Nazareth sait que "la violence ne résoudra rien". La souffrance de chacun doit être reconnue, en évitant la comparaison : "Qui peut dire lequel des deux souffre le plus ? Si on oppose la Shoah à la Nakba, on ne s’en sort pas", défend-il. D’autant qu’il considère la première comme le résultat du "nazisme" - "la volonté d’anéantissement systématique d’un peuple" - alors que la seconde reste "un conflit armé dont nous subissons encore les conséquences". Mais "le monde arabe a peur qu’en la reconnaissant, il perde son droit sur cette terre , poursuit-il. Or si nous voulons vivre ensemble, il faut faire ce pas. Et cela vaut aussi pour les Juifs."
Alors comment être un pont entre deux sociétés qui se craignent et, lassées d’un conflit qui s’enlise, finissent par s’ignorer ? Asfahan Bahaloul veut y croire. Cette jeune universitaire, issue d’une famille musulmane d’Acre, a fréquenté les écoles juives et ainsi intégré "les codes de la société israélienne." A l’université hébraïque de Jérusalem, elle choisit de travailler sur la Shoah et son traitement dans la presse arabe israélienne. Parce qu’enfant, elle désirait "participer avec [ses] camarades aux cérémonies de Yom HaShoah [jour de commémoration de la Shoah en Israël]" mais aussi pour parler de ce sujet "avec un regard extérieur". Asfahan Bahaloul veut s’adresser aux publics israélien et palestinien. Sans oublier d’où elle vient : "La Nakba reste la tragédie de mon peuple. C’est mon histoire. Je la raconte mais je ne l’utilise pas."