01 novembre 2021

Un gros fonds de pension norvégien exclut les entreprises actives dans les colonies israéliennes

18 Oct 2021

Le plus gros fonds de pension de Norvège s'est désengagé des français Altice Europe et Alstom ainsi que de 14 autres groupes, dont le géant Motorola, pour leur implication dans les colonies israéliennes en Cisjordanie, a-t-il annoncé lundi.

"Motorola et d'autres entreprises risquent d'être complices de violations du droit international en Palestine occupée", a souligné dans un communiqué KLP, un fonds qui gère quelque 95 milliards de dollars d'actifs (environ 80 milliards d'euros).

Ce désengagement fait suite à la publication par l'ONU en février 2020 d'une liste de 112 entreprises ayant des activités dans les colonies israéliennes, considérées comme illégales par le droit international.

Israël avait dénoncé la publication de cette liste, "honteuse" selon l'Etat hébreu, sur laquelle figuraient notamment les géants Airbnb, Expedia, Motorola et TripAdvisor. 

"Se désengager de Motorola Solutions a été une décision très simple vu son rôle dans la surveillance des territoires occupés", a fait valoir KLP, reprochant au groupe américain d'avoir fourni un logiciel de vidéosurveillance et de commandement permettant de contrôler les frontières avec les territoires palestiniens. 

KLP est aussi sorti des groupes de télécoms qui offrent leurs services en Cisjordanie, faisant ainsi des colonies "des zones résidentielles attractives". Sont concernés Altice Europe du milliardaire franco-israélien Patrick Drahi, Bezeq, Cellcom Israel et Partner Communications. 

 Sont également mises au ban cinq banques ayant facilité ou financé la construction de logements et d'infrastructures dans les territoires occupés, ainsi que des groupes d'ingénierie et de construction, parmi lesquels la multinationale française Alstom. 

Au total, les désinvestissements du fonds norvégien s'élèvent à 32 millions de dollars. 

Fin juin, KLP avait déjà annoncé son désengagement du groupe portuaire et de logistique indien Adani Ports en raison de ses liens avec la junte militaire birmane. 

Son grand frère, le fonds souverain de la Norvège, qui fait fructifier les revenus pétroliers publics pour financer les futures dépenses de l'Etat-providence, a lui aussi exclu dans le passé plusieurs sociétés en raison de leur rôle dans les colonies israéliennes. 

L'occupation des territoires palestiniens est considérée comme illégale par les Nations unies. Mais plus de 600.000 colons israéliens vivent en Cisjordanie et à Jerusalem-Est, où la tension est souvent vive avec la population palestinienne. 

Par Belga (publié le 25/07/2021) 

A lire sur le site rtbf

15 octobre 2021

Ces Israéliens qui se battent aux côtés des Palestiniens

Lors des législatives israéliennes de mars 2021, dominées par la compétition entre partis de droite extrême et d’extrême droite, quelques voix dissidentes se sont fait entendre. Discussion avec l’une d’elle, Tali Shapiro.

Face à ce qui peut être vu comme un bloc politique monolithique, la société civile israélienne offre des nuances qui disent beaucoup des enjeux auxquels est confronté le pays, tout autant que de ses contradictions. 

Dans cette société civile se distinguent des militants israéliens qui ont choisi d’agir, voire de vivre, aux côtés des Palestiniens. Parfois qualifiés de smolanim (gauchistes), honnis par la droite et l’extrême droite, ils offrent une voix dissidente qui vient contredire le discours majoritaire, cultivent la désobéissance civile ou l’objection de conscience. Parmi eux, Tali Shapiro, une citoyenne israélienne dont le parcours, même singulier, illustre un courant certes minoritaire, mais qui résiste.


Hassina Mechaï. — Comment et pourquoi êtes-vous devenue une militante ?


Tali Shapiro. — J’ai grandi dans une certaine forme d’ignorance politique. Plus précisément dans un foyer ashkénaze où les mythes sionistes étaient considérés comme allant de soi. Quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai eu pour partenaire de vie quelqu’un qui avait grandi dans un foyer situé plus à gauche que ma famille. C’est grâce à cette relation que j’ai entendu pour la première fois un récit autre, qui venait concurrencer celui dans lequel j’avais grandi. Il m’a fallu plusieurs années pour rassembler les pièces du puzzle. Cela a pris du temps, car je tentais de rassembler les bribes d’informations que je recevais. Nous n’abordions pas la question de manière formelle. Ce n’était que des conversations, généralement des commentaires sur les nouvelles que nous regardions ou un regard autre sur les médias israéliens. En 2009, quand Israël a bombardé Gaza, tout a fait sens. Le choc et la rage m’ont poussée à entreprendre un processus de compréhension de la situation plus rigoureux. À partir de là, j’ai rapidement rejoint les manifestations à Bil’in et dans d’autres villages, en Cisjordanie et grâce à des amitiés et des liens noués là-bas, le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS).


H. M.— Pourquoi ce mode d’engagement ?


T. S.— Participer aux manifestations dans les villages a été surtout un acte spontané. Je voulais rencontrer ces gens qui souffrent pour que, moi, je puisse vivre pleinement. Je voulais être vraiment là pour eux, d’une façon qui ait un sens pour eux. Je voulais aussi, de manière très viscérale, exprimer mon refus de participer à la destruction, mon refus face une cette mécanique d’effacement et de contrôle systémique qu’est l’occupation.


Rejoindre le mouvement BDS s’est inscrit dans la logique de cet engagement. BDS ébranle le cœur même du système d’oppression israélien, par le biais d’une analyse économique, institutionnelle et culturelle. Nous mettons en évidence la manière complexe dont les entreprises, les institutions éducatives et culturelles, le gouvernement, l’armée et les colonies font lien avec l’oppression et la perpétuent. Nous exigeons la fin de cette complicité, en soulignant que les cadres juridiques, politiques et sociaux existants doivent être appliqués pour que cette situation cesse.


H. M.— Durant ces manifestations, comment les soldats israéliens agissent-ils avec vous ? Y a-t-il une différence de traitement entre vous et les manifestants palestiniens ?


T. S.— La première chose à comprendre est que les Israéliens et les activistes internationaux ne sont pas la cible des soldats. Les soldats pratiquent le profilage ethnique quand ils tirent, avec une préférence pour les garçons et les hommes. Si vous avez la peau brune ou une barbe, vous êtes une cible privilégiée. Cependant, le simple fait de se tenir aux côtés des Palestiniens pendant une manifestation peut avoir pour soi de graves conséquences. Si vous êtes à portée de main, vous risquez d’être arrêté ou battu. En général, les soldats sont extrêmement hostiles, et leurs réactions vont de l’impolitesse à la brutalité. Les Israéliens qui manifestent aux côtés des Palestiniens sont considérés comme des traîtres. Mais dans l’ensemble, les conséquences pour nous sont moins lourdes et les arrestations sont plus courtes et moins brutales.


Cela dit, les conséquences personnelles ne sont pas négligeables. Au cours de mes huit années de protestation, j’ai été blessée, arrêtée, emprisonnée, et j’ai vu des amis irrémédiablement blessés. Un moment particulièrement mémorable a été lorsque j’ai été libérée sous caution grâce à des amis palestiniens. Le commandant qui m’avait arrêtée m’a dit, alors que nous sortions du poste de police, qu’il préférait me mettre une balle plutôt qu’à eux ; car s’il les comprenait, à ses yeux je restais une traîtresse.


H. M.— Quelles difficultés ou obstacles avez-vous rencontrés, d’un point de vue personnel, familial, institutionnel ? Vos engagements ont-ils eu un impact sur votre vie ?


T. S.— Je suis probablement plus chanceuse que la plupart des gens à cet égard. Je suis à mon compte, et je n’ai pas vraiment de relations ou de liens institutionnels. En ce qui concerne ma famille, nous nous efforçons de maintenir la paix à la maison. C’est loin d’être idéal, mais nous avons posé des limites acceptables dans lesquelles nous pouvons tous vivre. Mes engagements ont cependant changé, car après la prise de conscience de la brutalité du colonialisme, je ne pouvais continuer sur le chemin que j’avais emprunté jusque-là. Je me suis presque entièrement consacrée à la lutte anticoloniale palestinienne. Cela a changé ma vision de vie, mon cercle d’amis, mon parcours professionnel et l’endroit où j’ai choisi de vivre. 

Je suis devenue critique, non seulement de la violence qui m’entoure, mais aussi du système socio-économique qui la perpétue. Mes amis et mes proches sont tous des militants. J’ai abandonné le rêve de ma vie, qui était de devenir artiste, pour prendre n’importe quel emploi et me permettre d’agir ainsi. J’ai choisi aussi de vivre à Ramallah. Si on m’avait dit à 18 ans que c’est là que je vivrais à 38 ans, j’aurais été perplexe.


H. M.— Observez-vous des points communs entre les militants israéliens que vous côtoyez ?


T. S.— C’est un cheminement très personnel, qui reste singulier pour chacun. Chacun est issu de divers milieux socio-économiques, raciaux, sexuels et religieux. L’adhésion au mouvement est singulière, avec des points d’entrée différents pour chacun. Si nous savions comment reproduire les phénomènes de dissidence interne, nous le ferions.


H. M.— Comment êtes-vous accueilli du côté palestinien ? Comment travaillez-vous avec des militants palestiniens ?


T. S.— Nous sommes dans une relation entre groupes opprimés et alliés privilégiés. Les Palestiniens ont été très aimables et patients. Ils ont accepté nos actes de solidarité et nous ont permis de participer directement à leurs campagnes. C’est une relation très délicate qui repose sur notre engagement à ne pas les trahir, et sur leur confiance. C’est aussi une relation inégale dans laquelle ils ont tout à perdre et dans laquelle nous arrivons avec un « crédit militant ». C’est une réalité qui doit être reconnue. Nous refusons toute approche fétichiste et insipide. C’est une approche qui sert le plus souvent à dépolitiser les relations et à perpétuer la suprématie et les abus. Lorsque les Israéliens gagnent la confiance des Palestiniens, ils nouent de véritables amitiés.


H. M.— La société israélienne est-elle réceptive à vos actions ?


T. S.— Plus de gens signent notre appel au boycott de l’intérieur. Nous avons aussi observé, à travers les médias sociaux, que de plus en plus de gauchistes israéliens sont d’accord avec cette idée de boycott. Cependant, j’observe une évolution de la gauche israélienne : elle a aujourd’hui une compréhension plus large du lien entre le colonialisme et l’économie. Il y a de nouvelles voix, de nouvelles alliances, une plus grande ouverture au mouvement BDS. Cependant, si la gauche s’est développée, elle reste encore une part négligeable de la société israélienne. C’est d’ailleurs ce constat qui peut mener beaucoup à rejoindre le mouvement BDS.


H. M.— Les institutions israéliennes (police, armée, services de renseignement) vous permettent-elles d’agir librement ?


T. S.— Je ne pense pas que les autorités israéliennes accordent, par définition, cette liberté. Pour ce qui concerne la manière dont elles entravent nos libertés, cela dépend. Plusieurs lois entravent la liberté d’expression, notamment la loi qui définit le BDS comme un « délit civil ». Cela peut nous mener à devoir payer des amendes de dizaines de milliers de shekels. La question de notre capacité à agir dépend davantage de la visibilité ou non de nos actions par les autorités. Il y a plus de probabilités d’être arrêté lors d’une manifestation que pour avoir écrit un courriel, dans l’intimité de notre foyer, à un fonds de pension pour lui demander de se désinvestir du marché israélien. Les mécanismes de dissuasion sont là. Ensuite, c’est juste une question d’application.


H. M.— Observez-vous une distanciation morale et politique des juifs américains par rapport à la politique israélienne ?


T. S.— Je ne pense pas du tout que les juifs américains soient détachés de la politique israélienne. Ils sont élevés dans le sionisme, presque autant que les Israéliens. Cela se fait à travers les familles, mais aussi les organisations religieuses et les ramifications de l’Agence juive. Entre le camp pro-israélien et les dissidents, je ne pense pas qu’on puisse trouver un seul juif américain qui n’ait de fait une opinion sur cette question.


H. M.— La société civile israélienne est quand même plus complexe que ce qu’on perçoit parfois de l’étranger, notamment dans la vitalité des débats…


T. S.— Si la société israélienne était propice au débat sur ces questions, le débat aurait eu lieu. Je pense que ce qui est tabou est sanctionné de manière agressive. Ceci est vrai pour toutes les sociétés. Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas essayer et n’essayons pas de créer les conditions pour pouvoir tenir ce débat. Cela signifie également qu’en raison de nos ressources limitées, nous devons choisir nos batailles. Une victoire mène à une autre. Toute conscience politique n’est pas une chose statique, mais plutôt une dynamique permanente.


H. M.— Pensez-vous que la solution à deux États soit encore possible ?


T. S.— Je pense que le paradigme des deux États n’aurait jamais dû être mis sur la table. C’est une consolidation du colonialisme. Or le colonialisme est la domination ou l’expulsion d’une population ethniquement identifiée et son remplacement par une autre population. Ce paradigme échoue depuis 1949. Israël, malgré les apparences, est un État failli qui ne parvient pas à assurer le bien-être et même la survie de millions d’êtres humains sous son régime. Pourtant il prétend qu’il n’a pas d’obligation légale envers eux. Une mission de maintien de la paix aurait dû être déployée pour protéger les populations, permettre le retour immédiat des réfugiés. Des efforts diplomatiques sérieux devraient être entrepris pour juger les auteurs de ces crimes. Tout le paradigme de la partition était voué à l’échec.


H. M.— Que pensez-vous du champ politique israélien actuel ? Semble-t-il capable de proposer une solution ?


T. S.— Le champ politique israélien actuel ne semble capable que de proposer un génocide. Ce n’est pas une hyperbole. Les élections se situent entre Nétanyhaou, l’initiateur du plan d’annexion Trump-Kushner et Benny Ganz qui se vante d’avoir « ramené Gaza à l’âge de pierre, » comme si c’était un mérite politique. Je ne pense pas qu’il faille leur demander de trouver des solutions au problème de la violence qu’ils commettent.


La seule solution est l’arrêt immédiat de la violence et le retrait du pouvoir aux auteurs de ces actes. Bien qu’il y ait des forces opposées, principalement les partis palestiniens, c’est peu ; c’est comme tenir d’un doigt un barrage qui s’écroule. Mais ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra commencer à envisager des actes de réparation et de responsabilisation. Tout cela devrait être mené par les victimes et encouragé par la communauté internationale.


Hassina Mechaï
Journaliste. Co-auteure, avec Sihem Zine, de L’état d’urgence (permanent), sorti en avril 2018, éditions Meltingbook… (suite)


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14 juillet 2021

Antisémitisme : éviter l’instrumentalisation

Par Henri Goldman, chroniqueur sur le blog cosmopolite et membre de l’Union des progressistes juifs de Belgique

Publié le 20-04-21 

Le dessous des cartes de la bataille publique entre deux définitions concurrentes de l’antisémitisme ou comment la diplomatie israélienne et ses soutiens ont trouvé le moyen de réduire, en les discréditant, les critiques radicales contre des décisions politiques prises par l'Etat d'Israël. 


© AFP

Il existe désormais deux définitions concurrentes de l’antisémitisme et elles se livrent une intense bataille publique pour s’imposer à l’autre. La plus ancienne a été proposée en 2016 par l’International Holocaust Remembrance Association (IHRA), une institution intergouvernementale qui regroupe la plupart des États européens, mais aussi les États-Unis, le Canada et Israël. La seconde vient d’être publiée en opposition à la première sous le nom de Jerusalem Declaration on Antisemitism (JDA), avec la signature de plus de 200 chercheurs universitaires internationaux spécialisés, la plupart d’origine juive, dont cinq Belges et nombre d’Israéliens. 


Pourtant, à lire les définitions, on ne peut pas comprendre ce qui motive cette opposition. Pour l’IHRA, "L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte". La JDA est encore plus concise : "L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives)." Ces deux propositions sont finalement assez banales et on ne voit pas en quoi elles seraient contradictoires.



Lobbying de la diplomatie israélienne et ses soutiens depuis 2016



Alors pourquoi, depuis 2016, la diplomatie israélienne et ses soutiens se sont-ils livrés à un lobbying insistant pour faire adopter par toutes les assemblées du monde la définition de l’IHRA alors qu’il ne s’agit, selon ses propres termes, que d’une "définition opérationnelle non contraignante" ? Avec succès, puisque la définition de l’IHRA a notamment été adoptée en 2017 par le Parlement européen et que, en 2018, le Conseil de l’Union européenne a invité les États membres à l’approuver en tant qu’instrument d’orientation utile en matière d’éducation et de formation. Comme l’a fait, de façon très prudente, le Sénat de Belgique en décembre 2018. Pour Unia, cette adoption ne semblait pourtant nullement nécessaire puisque, comme l’institution publique l’a rappelé dans un avis motivé, "en droit pénal belge, il existe une définition légale des infractions antisémites qui est à certains égards plus large que la définition de l’IHRA". 



Une batterie d'exemples pour cadrer la liberté d’expression 


Ce n’est donc pas dans le texte lui-même qu’on trouvera les raisons de cette campagne qui n’a aucun équivalent dans d’autres questions du même ordre. Comme la définition de l’IHRA est très vague, ses auteurs l’ont agrémenté d’une batterie d’exemples pour l’expliciter. Et c’est là que le bât blesse : en adoptant la définition, on adopte aussi son interprétation et celle-ci n’est pas innocente puisque, sur 11 exemples cités, 7 concernent directement des attitudes prises à l’égard de l’État d’Israël. Or, certains de ces exemples heurtent de front la liberté d’expression en fixant un cadre étroit aux critiques jugées acceptables à l’égard de cet État. 

Ainsi, il serait antisémite de "faire preuve d’un double standard en exigeant de l’État d’Israël un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique", ce qui postule à tout le moins qu’un État qui pratique l’apartheid – comme B’Tselem, l’institution juive israélienne des droits humains, vient de l’établir – puisse être qualifié de "démocratique". Il serait antisémite "d’établir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis", comme l’ont fait de nombreux Gazaouis en comparant leur situation à celle du Ghetto de Varsovie. (Je précise que je suis par ailleurs en désaccord avec cette comparaison, mais elle ne me semble en rien scandaleuse.)



Les politiques - comme le Parlement francophone bruxellois- doivent résister au chantage 


Sans ces exemples qui font corps avec elle, la définition de l’IHRA n’offrirait aucune plus-value et on ne pourrait comprendre pourquoi la diplomatie israélienne mettrait tant d’énergie à la faire adopter partout. Il faut ici se référer au contexte. Depuis des années, Israël est dirigé par une coalition entre la droite, l’extrême droite et des partis ultra-orthodoxes. Les actions de son gouvernement, qu’il s’agisse de la colonisation des territoires occupés illégalement depuis 1967 ou de la transformation de la bande Gaza en une prison à ciel ouvert, suscitent une réprobation de plus en plus large y compris dans l’opinion européenne et américaine. Il faut trouver le moyen de la réduire en discréditant les critiques les plus radicales, comme celles qui s’expriment à travers la campagne internationale non violente BDS (boycott-désinvestissement-sanctions). Les États qui donnent le ton à l’IHRA – les États-Unis, l’Allemagne, la France – ont toujours fait partie des principaux soutiens diplomatiques d’Israël. Sa "définition" n’est rien d’autre qu’une tentative d’instrumentaliser la lutte nécessaire contre l’antisémitisme pour améliorer la position de cet État dans l’opinion internationale.



 Le grand mérite de la JDA est de servir de contrefeu à cette manœuvre. Cette déclaration, à la légitimité scientifique incontestable et dont il faut notamment lire les FAQ en fin de document, devrait aider les responsables politiques et les parlementaires – comme ceux qui siègent au parlement francophone bruxellois saisi d’une proposition de résolution en faveur de la définition IHRA – à résister au chantage : on n’a nullement besoin de la définition de l’IHRA et des exemples qui vont avec pour faire barrage à l’antisémitisme.
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Voir la nouvelle définition que nous proposons de l’antisémitisme

Au nom de 200 chercheurs, nous présentons une définition de l’antisémitisme avec un double objectif : renforcer la lutte contre l’antisémitisme et protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine.

Publiée dans La Libre le 03-04-21

12 juillet 2021

Voici la nouvelle définition que nous proposons de l’antisémitisme

Au nom de 200 chercheurs, nous présentons une définition de l’antisémitisme avec un double objectif : renforcer la lutte contre l’antisémitisme et protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine.


Une tribune de Aleida Assmann, professeur de littérature anglaise, “Holocaust and Memory Studies” à la Konstanz University. Alon Confino, professeur d’Histoire et d’études juives et directeur de l’Institute for Holocaust, Genocide and Memory Studies à l’University of Massachusetts. David Feldman, professeur d’Histoire et directeur de l’Institute for the Study of Antisemitism à la Birkbeck, University of London.

Publiée dans La Libre le 03-04-21


Nous, les soussignés, présentons la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, produit d’une initiative qui a vu le jour à Jérusalem. Nous comptons parmi nous des chercheurs internationaux du monde entier travaillant sur l’antisémitisme et les domaines connexes, notamment les études sur les Juifs, l’Holocauste, Israël, la Palestine et le Moyen-Orient. Le texte de la Déclaration a bénéficié de la consultation de juristes et de membres de la société civile.


Inspirés par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1969, la Déclaration du Forum international de Stockholm sur l’Holocauste de 2000 et la Résolution des Nations Unies sur la mémoire de l’Holocauste de 2005, nous soutenons que, si l’antisémitisme présente certaines caractéristiques distinctives, la lutte contre celui-ci est indissociable de la lutte globale contre toutes les formes de discrimination raciale, ethnique, culturelle, religieuse et de genre.
Conscients de la persécution historique des Juifs tout au long de l’histoire et des leçons universelles de l’Holocauste, et considérant avec inquiétude la réaffirmation de l’antisémitisme par des groupes qui mobilisent la haine et la violence dans la politique, la société et sur Internet, nous cherchons à fournir une définition de base de l’antisémitisme utilisable, concise et historiquement informée, accompagnée d’un ensemble de lignes directrices.
La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme répond à la “définition de l’IHRA”, le document qui a été adopté par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) en 2016.
Parce que la définition de l’IHRA n’est pas claire sur des points essentiels et qu’elle est largement ouverte à différentes interprétations, elle a semé la confusion et suscité la controverse, affaiblissant ainsi la lutte contre l’antisémitisme. Notant qu’elle se qualifie elle-même de “définition de travail”, nous avons cherché à l’améliorer en proposant (a) une définition de base plus claire et (b) un ensemble cohérent de lignes directrices. Nous espérons que cela sera utile pour la surveillance et la lutte contre l’antisémitisme, ainsi qu’à des fins éducatives. Nous proposons notre déclaration non juridiquement contraignante comme alternative à la définition de l’IHRA. Les institutions qui ont déjà adopté la définition de l’IHRA peuvent utiliser notre texte comme un outil pour l’interpréter.
La définition de l’IHRA comprend onze “exemples” d’antisémitisme, dont sept se concentrent sur l’État d’Israël. Bien que cela mette indûment l’accent sur un seul domaine, il existe un besoin largement ressenti de clarifier les limites du discours et de l’action politiques légitimes concernant le sionisme, Israël et la Palestine. Notre objectif est double : (1) renforcer la lutte contre l’antisémitisme en clarifiant ce qu’il est et comment il se manifeste, (2) protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine. Nous ne partageons pas tous les mêmes opinions politiques et nous ne cherchons pas à promouvoir un programme politique partisan. Déterminer qu’une opinion ou une action controversée n’est pas antisémite n’implique ni que nous l’approuvons ni que nous ne l’approuvons pas.
Les lignes directrices qui portent sur Israël-Palestine (numéros 6 à 15) doivent être prises ensemble. En général, lors de l’application des lignes directrices, chacune d’entre elles doit être lue à la lumière des autres et toujours en tenant compte du contexte. Le contexte peut inclure l’intention qui sous-tend un énoncé, ou un modèle de discours dans le temps, ou même l’identité de l’orateur, en particulier lorsque le sujet est Israël ou le sionisme. Ainsi, par exemple, l’hostilité à l’égard d’Israël peut être l’expression d’un sentiment antisémite, ou une réaction à une violation des droits de l’homme, ou encore l’émotion ressentie par un Palestinien en raison de son expérience aux mains de l’État. En bref, il faut faire preuve de jugement et de sensibilité pour appliquer ces lignes directrices à des situations concrètes.


Définition


L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives).


Lignes directrices


A) Généralités


1. Il est raciste d’essentialiser (traiter un trait de caractère comme inhérent) ou de faire des généralisations négatives à grande échelle sur une population donnée. Ce qui est vrai du racisme en général est vrai de l’antisémitisme en particulier.
 

2. Ce qui est particulier dans l’antisémitisme classique est l’idée que les Juifs sont liés aux forces du mal. Cette idée est au cœur de nombreux fantasmes antijuifs, comme l’idée d’une conspiration juive dans laquelle “les Juifs” possèdent un pouvoir caché qu’ils utilisent pour promouvoir leur propre programme collectif aux dépens d’autres personnes. Ce lien entre les Juifs et le mal se poursuit dans le présent : dans le fantasme selon lequel “les Juifs” contrôlent les gouvernements d’une “main cachée”, qu’ils possèdent les banques, contrôlent les médias, agissent comme “un État dans l’État” et sont responsables de la propagation de maladies (comme la Covid-19). Toutes ces caractéristiques peuvent être instrumentalisées par des causes politiques différentes (et même antagonistes).
 

3. L’antisémitisme peut se manifester par des mots, des images visuelles et des actes. Parmi les exemples de mots antisémites, on peut citer les déclarations selon lesquelles tous les Juifs sont riches, avares par nature ou antipatriotiques. Dans les caricatures antisémites, les Juifs sont souvent représentés comme grotesques, avec un gros nez et associés à la richesse. Exemples d’actes antisémites : agresser une personne parce qu’elle est juive, attaquer une synagogue, barbouiller des croix gammées sur des tombes juives ou refuser d’embaucher ou de promouvoir des personnes parce qu’elles sont juives.
 

4. L’antisémitisme peut être direct ou indirect, explicite ou codé. Par exemple, “Les Rothschild contrôlent le monde” est une déclaration codée sur le prétendu pouvoir des “Juifs” sur les banques et la finance internationale. De même, dépeindre Israël comme le mal absolu ou exagérer grossièrement son influence réelle peut être une manière codée de racialiser et de stigmatiser les Juifs. Dans de nombreux cas, l’identification d’un discours codé est une question de contexte et de jugement, en tenant compte de ces lignes directrices.
 

5. Nier ou minimiser l’Holocauste en prétendant que le génocide nazi délibéré des Juifs n’a pas eu lieu, ou qu’il n’y a pas eu de camps d’extermination ou de chambres à gaz, ou que le nombre de victimes n’était qu’une fraction du total réel, est antisémite.


B. Israël et Palestine : des exemples à première vue antisémites


6. Appliquer les symboles, images et stéréotypes négatifs de l’antisémitisme classique (voir lignes directrices 2 et 3) à l’État d’Israël.
 

7. Tenir les Juifs collectivement responsables de la conduite d’Israël ou traiter les Juifs, simplement parce qu’ils sont juifs, comme des agents d’Israël.
 

8. Demander à des personnes, parce qu’elles sont juives, de condamner publiquement Israël ou le sionisme (par exemple, lors d’une réunion politique).
 

9. Supposer que les Juifs non-israéliens, simplement parce qu’ils sont juifs, sont nécessairement plus loyaux envers Israël qu’envers leur propre pays.
 

10. Nier le droit des Juifs de l’État d’Israël à exister et à s’épanouir, collectivement et individuellement, en tant que Juifs, dans le respect du principe d’égalité.


C. Israël et Palestine : des exemples qui, à première vue, ne sont pas antisémites (que l’on approuve ou non l’opinion ou l’action)
 

11. Soutenir la demande palestinienne de justice et d’octroi intégral de leurs droits politiques, nationaux, civils et humains, tels que définis par le droit international.
 

12. Critiquer ou s’opposer au sionisme en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour une variété d’arrangements constitutionnels pour les Juifs et les Palestiniens dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée. Il n’est pas antisémite de soutenir des arrangements qui accordent une égalité totale à tous les habitants “entre le fleuve et la mer”, que ce soit dans deux États, un État binational, un État démocratique unitaire, un État fédéral, ou sous toute autre forme.
 

13. Une critique d’Israël en tant qu’État, fondée sur des preuves. Cela inclut ses institutions et ses principes fondateurs. Cela inclut également ses politiques et ses pratiques, à l’intérieur et à l’extérieur, comme la conduite d’Israël en Cisjordanie et à Gaza, le rôle qu’Israël joue dans la région, ou toute autre manière dont, en tant qu’État, il influence les événements dans le monde. Il n’est pas antisémite de signaler une discrimination raciale systématique. En général, les mêmes normes de débat qui s’appliquent à d’autres États et à d’autres conflits d’autodétermination nationale s’appliquent dans le cas d’Israël et de la Palestine. Ainsi, même si c’est controversé, il n’est pas antisémite, en soi, de comparer Israël à d’autres cas historiques, y compris le colonialisme de peuplement ou l’apartheid.
 

14. Le boycott, le désinvestissement et les sanctions sont des formes courantes et non violentes de protestation politique contre les États. Dans le cas d’Israël, elles ne sont pas, en soi, antisémites.
 

15. Le discours politique n’a pas besoin d’être mesuré, proportionnel, tempéré ou raisonnable pour être protégé par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et d’autres instruments des droits de l’homme. Une critique que certains peuvent considérer comme excessive ou litigieuse, ou comme reflétant un “double standard”, n’est pas, en soi, antisémite. En général, la frontière entre un discours antisémite et un discours non antisémite est différente de la frontière entre un discours déraisonnable et un discours raisonnable.

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Voir aussi l'opinion de Henri GOLDMAN, sur le blog cosmopolite et membre de l’Union des progressistes juifs de Belgique


Bilan de la guerre entre le Hamas et l’Etat d’Israël, six mois après (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 18/04/2024 • modifié le 18/04/2024  • Durée de lecture : 7 minutes Voir l'article original, dans Les clés de...