20 octobre 2015

Ce matin-­là à Al Araqib, on détruit le village

Témoignage du groupe Solidarity with Bedouins (1)

Les villages bédouins situés dans le désert du Négev/Naqab et non reconnus par les autorités israéliennes sont régulièrement détruits.

Lundi 21 avril. Comme d’habitude, les habitants du village se sont levés tôt. Tout était alors tranquille. Vers 6h30, branle-­bas de combat, l’alerte est donnée : "Ils" sont là. Trois voitures blanches sont postées à l’entrée du village et bouclent la zone, phares allumés. Ni une ni deux, il faut tout sortir des "maisons". Les femmes et les enfants pas vraiment bien réveillés courent avec des matelas, des couvertures, des paniers de légumes, la bonbonne de gaz, les chaises en plastique. Les bras chargés, ils vont tout déposer entre les tombes du cimetière qui est à quelques dizaines de mètres à peine. Les plus jeunes sont déjà installés sur les caveaux. C’est le seul endroit où "ils" n’interviendront pas. Au bout d’une vingtaine de minutes les habitations sont vides et les tombes sont garnies des objets les plus hétéroclites.

Le convoi envoyé par l’armée israélienne pour démolir les maisons entre dans le village, les véhicules s’arrêtent devant chaque habitation, soldats à l’avant-­poste, mitraillette pointée vers les habitants qui se sont réfugiés, eux aussi, entre les tombes du cimetière. Les bulldozers entrent en action : la démolition durera une trentaine de minutes. Les habitants restent dignes, certains filment la scène avec leur GSM, sans un mot, sans un cri. Les enfants regardent, ils semblent étrangers à ce qui se passe. C’est l’habitude, une sorte de fatalité. A la fin de la démolition, quelques femmes craquent et se mettent à hurler vers les soldats impassibles. Le "travail" terminé, des officiels en uniforme ont remis à Aziz, le responsable du village, une grosse enveloppe, et le convoi est reparti, en rang serré, sans doute vers un autre village.

A l’entrée du cimetière, une femme pleure. Sa fille Alia, 15 ans, la console comme elle peut. Les enfants s’éloignent des tombes et déambulent parmi les décombres pour voir s’il reste quelque chose à récupérer. Il n’y a évidemment plus rien. Le terrain a été nivelé par les bulldozers et des pelletées de terre ont recouvert l’emplacement des logements. Tout est plat. C’est impressionnant. Et puis très vite la vie reprend. Avec son minibus, Selim, le père de famille conduit tous les enfants chez son frère à Rahat, la ville de regroupement des Bédouins toute proche. Là, ils vont pouvoir se laver avant d’aller à l’école. De retour à Al Araqib, les hommes ont déjà commencé à reconstruire les maisons démolies avec du bois, des tôles, du plastique et des parpaings, juste à côté des gravats.

Jeu absurde, violence et injustice

Le soir, le silence règne dans le village, personne ne parle, j’ai l’impression d’avoir été le témoin impuissant d’un jeu vidéo de mauvais goût, le genre de jeu qu’on interdit à ses enfants, parce que la violence y est gratuite et l’injustice insupportable. Un jeu absurde où les perdants sont des femmes, des enfants, des familles épuisées par des années de lutte pour faire reconnaître leurs droits. Et moi, je ne peux rien faire d’autre que prendre les enfants dans mes bras et promettre que je raconterai tout ce que j’ai vu.

Ce lundi-là, Al Araqib subissait la quatre-vingt-troisième démolition depuis 2010. C’est de cette région qu’est partie la marche d’un groupe de résistants, de militants et de députés arabes : cent kilomètres à pied pour rejoindre Jérusalem et tenter de rencontrer des responsables politiques et sensibiliser l’opinion à la demande de reconnaissance des villages bédouins non reconnus du Néguev/Naqab menacés de destruction par le plan Shamir. Petit à petit le village s’est vidé de ses habitants. Il comporte encore aujourd’hui vingt-deux familles. Elles se sont réfugiées dans le cimetière, crée en 1914, pensant que de cet endroit elles ne seraient pas délogées.
C’est en VTT que notre groupe parti de Belgique a relié pour la troisième fois quelques­-uns des 45 villages non reconnus regroupés dans la région de Beer Sheva, encadré par des habitants d’Al Araqib et des membres du "Regional Council of Unrecognized Villages" qui porte leur voix auprès des autorités et des médias. Le village se trouvait dans une région de collines où les autorités israéliennes ont rasé les oliviers et planté des pins et des eucalyptus financés par le Fonds national juif. Celui­-ci, sous des prétextes écologiques, a organisé une récolte de fonds pour faire "verdir le désert, symbole fort dans l’histoire d’Israël", et créé "la Forêt des Ambassadeurs" pour marquer le fait que les ambassadeurs de nombreux pays furent invités à venir y planter un arbre (parfois à leur insu !).

Bédouins, citoyens de seconde zone
 
Les autorités ne reconnaissent pas l’existence d’Al Araqib, pas plus que les quarante-quatre autres implantés dans le Nord du désert du Négev/Naqab, dans un triangle formé par trois routes, nommé "triangle Siyag". Cette non-reconnaissance justifie à leurs yeux la confiscation des terres et la destruction des villages pour y établir ici une base aérienne militaire, là un village destiné aux Falashas (les juifs noirs venus d’Ethiopie) ou une zone d’exploitation touristique.

Citoyens israéliens de seconde classe, les Bédouins, bien que tenus de remplir les mêmes devoirs que les citoyens israéliens de confession juive (toutefois sans l’obligation du service militaire) et de payer les mêmes taxes, ne jouissent pas des mêmes services et des mêmes droits. La non-reconnaissance de leurs titres de propriétés qui datent de l’époque ottomane justifie pour les autorités le refus de les laisser vivre sur les terres qui leur appartiennent et de leur fournir les services de base tels l’adduction de l’eau, l’électricité, la construction de routes et d’écoles, des services de sécurité, de santé, etc. Le gouvernement israélien cherche à les regrouper dans des villes créées à cet effet, qui les coupent de leur mode de vie traditionnel et ancestral. Ces townships sont les villes les plus pauvres d’Israël, sans industrie et sans perspective d’emploi, comptant le taux de chômage et de délinquance juvénile le plus haut du pays. D’autres résistent, refusent de partir et de quitter les terres sur lesquelles ils vivent depuis toujours selon leur culture qui y trouve sa source.

Au nom de la modernité ces villages sont privés d’eau, d’électricité, de routes, d’écoles, de centres de santé. Les Bédouins subissent spoliations, destructions, expulsions, vexations, humiliations et injustices qui ne respectent ni leurs droits en tant que citoyens israéliens, ni les droits humains élémentaires tels que définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les grands traités internationaux relatifs aux droits humains. La "Naqba" (en arabe, la catastrophe) qui chassa de leur terre 800 000 Palestiniens en 1948 n’est à ce jour pas terminée.

(1) Marc Abramowicz, Catherine Bourgois, Violaine De Clerck, Eric Depratere, Bea Diallo, Zeger De Henau, Selemette Debza, Corentin Dussart, Ruth Flikschuh, Lieve Franssen, Colette Godfrin, Idriss Goossens, Patrick Goossens, Ann G., Michel Heinis, Guy Laloire, Philippe Lauwers, Cathy Mayer, Jean-Louis Mignot, Monique Munting, Dominique Mussche, Raymond Saublains, Marie-­Noëlle Stassart, Henk Termote, Léon Tillieux, Vincent Timmermans, Christine van Nieuwenhuyse, Yves Wathelet.

Publié le mardi 18 août 2015 dans La Libre

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