07 septembre 2025

Proche-Orient : l’inexorable ascension des fanatiques du « Grand Israël »


Décryptage  Les manifestations pour la recolonisation de Gaza se multiplient et prônent l’élargissement des frontières de l’Etat hébreu. Gouvernement, médias, armée… La montée de l’extrême droite semble irrésistible.
Par  Dimitri Krier
Publié le 12 novembre 2024 par le Nouvel Obs.
 

De là où ils sont, ils aperçoivent Gaza. Ils voient la fumée des bombardements s’élever et entendent les bruits d’artillerie retentir. Ils pourraient presque aussi percevoir le silence de mort qui dévore ensuite l’enclave palestinienne. Ces centaines de religieux et d’ultranationalistes israéliens, kippas brodées sur la tête, armes accrochées dans le dos, venus de tout le pays, dansent, chantent et lancent des prophéties. « On est là pour recoloniser la bande de Gaza. Pas une petite partie. L’entièreté. Plus de 700 familles sont prêtes à s’y installer », prédit Daniella Weiss. Sous ses airs de grand-mère de 79 ans, elle n’est autre que la cheffe de l’association d’extrême droite Nachala, militant pour la recolonisation de Gaza.
Ce 21 octobre à Beeri, à 3 kilomètres de Gaza, elle organise, avec des membres du Likoud, le parti du Premier ministre Benyamin Netanyahou, un festival pour « préparer la réimplantation à Gaza ». Invité de marque, Itamar Ben Gvir, le ministre de la Sécurité, harangue la foule : « Nous encourageons le transfert volontaire de tous les citoyens de Gaza. La terre d’Israël est la nôtre. » La scène a tourné en boucle sur les réseaux sociaux. 

Quelques jours auparavant, plus au nord, ce sont des soldats de Tsahal qui avaient planté un drapeau israélien dans le village libanais de Maroun al-Ras. Et en mars, une vingtaine de jeunes colons religieux qui franchissaient le passage d’entrée à Gaza et installaient une tente à l’intérieur de l’enclave. Alors qu’Israël pilonne Gaza depuis plus d’un an et le Liban depuis le 23 septembre, les manifestations pour l’élargissement de l’Etat hébreu se multiplient. 

« Ça devient dangereux. De nombreux militants de droite voient le 7-Octobre comme une étape supplémentaire vers la construction du “Grand Israël” », s’inquiète Emilie Moatti, ancienne députée du Parti travailliste HaAvoda. « Le “Grand Israël” ? », s’interroge Boaz Bismuth, élu du Likoud à la Knesset, proche de Netanyahou. « Notre pays est si petit que quand vous éternuez dans le Nord, vous avez besoin d’un mouchoir dans le Sud, ironise-t-il. Dans cette guerre, il y a ceux qui pensent que la paix s’obtient en se retirant des territoires, d’autres en les occupant. »

Netanyahou est officiellement opposé à une nouvelle occupation du sud du Liban et de Gaza, dont l’Etat hébreu s’était retiré respectivement en 2000 et 2005, mais l’extrême droite religieuse et nationaliste, avec qui il gouverne depuis fin 2022, profite de la guerre pour propager ses théories messianiques et racistes, dont celle d’un « Eretz Israël », le « Grand Israël ». 

« Leur conviction est qu’Israël englobe tous les territoires promis dans les récits bibliques : la Cisjordanie, qu’ils appellent la Judée-Samarie, Gaza, et parfois même des zones situées au-delà de ses frontières », explique Marwa Maziad, professeure à l’université de Maryland, aux Etats-Unis. En mars 2023, à Paris, le ministre des Finances Bezalel Smotrich s’était affiché avec une carte de l’Etat hébreu comprenant le Liban, la Jordanie, une partie de la Syrie, de l’Irak, de l’Arabie saoudite et de l’Egypte.

A contre-courant du sionisme laïque 

Loin d’être nouvelle, la théorie du « Grand Israël » est aujourd’hui soutenue par l’essentiel de la coalition au pouvoir de Benyamin Netanyahou et par environ un tiers du Likoud, premier parti du pays. Deux ministres en sont même les fers de lance. Le premier, Itamar Ben Gvir, chef du parti Force juive, vient du mouvement Kach, fondé par le rabbin américain ultranationaliste Meir Kahane puis classé terroriste et interdit en 1994. Ses héros ? Yigal Amir, l’homme qui a assassiné, en 1995, l’ancien Premier ministre travailliste Yitzhak Rabin, signataire des accords d’Oslo, et Baruch Goldstein, le fanatique qui a massacré 29 Palestiniens à Hébron en 1994.

Le second, Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux, adepte des sorties racistes et homophobes, a la haute main sur la gestion des colonies juives en Cisjordanie, où il réside. En plus de menacer la démocratie depuis leur arrivée au pouvoir – la réforme judiciaire qu’ils ont proposée aux côtés de Netanyahou a poussé des centaines de milliers d’Israéliens dans les rues pendant des mois en 2023 –, les deux ministres militent pour l’instauration d’un Etat soumis à la loi juive. 

Leur politique se réclame du sionisme religieux, théorisé par le premier grand rabbin de Palestine, Rav Kook. Lors de la naissance du sionisme politique fondé par Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle, les juifs religieux voient d’un mauvais œil l’idée d’un retour en Terre sainte, censé relever d’une volonté divine. Mais le rabbin va défendre, lui, l’idée que ce retour faciliterait la venue du Messie. Ses théories gagnent en popularité, à contre-courant du sionisme progressiste et laïque, majoritaire dans le pays, et défendu par les premiers dirigeants de l’Etat d’Israël, David Ben Gourion, Golda Meir… La guerre de Six-Jours de 1967, qui débouche sur l’occupation israélienne des territoires palestiniens, de Jérusalem, du Sinaï égyptien et du Golan syrien, est un tournant pour l’idéologie religieuse, qui y voit un signe divin.

« L’ascension de l’extrême droite prend ensuite un essor considérable avec l’arrivée au pouvoir de la droite et de Menahem Begin en 1977, la construction des premières implantations juives en territoires palestiniens, l’échec des accords d’Oslo, mais surtout avec Netanyahou qui leur accorde des postes ministériels », analyse Denis Charbit, auteur de « Israël, l’impossible Etat normal » (Calmann-Levy). Le 7-Octobre renforce le mouvement : il est perçu par ces messianiques comme un nouvel appel de Dieu. « Cette attaque est une aubaine pour l’extrême droite qui a verrouillé son récit fondé sur la méfiance absolue envers les Palestiniens qui veulent tous la destruction d’Israël », décrypte le professeur de sciences politiques à l’Open University d’Israël.

Une vision radicale, désormais admise dans le débat public d’un pays traumatisé par les massacres de 1 200 Israéliens par le Hamas. Un an après les attaques, seuls 28 % de la population juive israélienne affirment soutenir encore un Etat palestinien selon un sondage réalisé par l’Israel Democratic Institute contre 46 % en 2018. « Les Israéliens sont devenus beaucoup plus suspicieux à l’égard des Palestiniens. Il y a encore plus de haine et d’animosité », relate Uriel Abulof, professeur en sciences politiques à l’université de Tel-Aviv.

« Une autre raison pour laquelle l’extrême droite a gagné en influence dans la société civile est la croissance des ultraorthodoxes [12,9 % de la population, NDLR] qui ont renforcé leur représentation politique, et propagé leur conservatisme religieux et leurs idéaux nationalistes », ajoute la professeure Marwa Maziad. En Cisjordanie, où le nombre de colons est passé de 250 000 en 2005 à un demi-million aujourd’hui, les groupuscules religieux comme les Jeunes des Collines – qui cherchent à s’implanter et à expulser la population palestinienne à coups de jets de pierre, de harcèlement et de meurtres – disposent désormais de relais au sommet de l’Etat. Dans ces colonies, les votes pour les partis sionistes religieux atteignent 60 % à 80 % des suffrages. 

Union nationale et soutien à l’armée sur les chaînes d’information

Sur la scène médiatique, l’extrême droite s’est aussi considérablement normalisée. « Il y a dix ans, ils étaient boycottés. Aujourd’hui, ils sont attendus dans les débats. C’est devenu un courant dominant », déplore Emilie Moatti, du parti HaAvoda. La chaîne 14, souvent qualifiée d’outil de propagande de Netanyahou, offre quotidiennement une tribune aux figures de l’extrême droite. Depuis le 7-Octobre, l’ensemble des chaînes d’information adopte une position d’union nationale et de soutien à l’armée israélienne. 

La réaction jubilatoire de journalistes à l’annonce de la mort des chefs du Hezbollah et du Hamas – plusieurs ont trinqué et dansé en direct – en témoigne. Tout comme la participation d’un célèbre journaliste de la chaîne 12, la plus populaire en Israël, à une attaque de l’armée. En reportage avec Tsahal au sud du Liban, Danny Kushmaro a appuyé sur un détonateur tendu par un soldat pour faire exploser une maison. La séquence a été diffusée sur la chaîne.

« Les médias israéliens ont passé l’année à dire au public que la guerre à Gaza était juste. Inverser cet endoctrinement pourrait prendre des décennies », affirme Oren Persico, ancien journaliste, au magazine israélo-palestinien +972. Le journal en ligne fait partie avec le quotidien de gauche « Haaretz » des rares médias à mener des enquêtes sur l’armée et à questionner la guerre actuelle. 

Au sein des forces armées, les soldats religieux sont de plus en plus nombreux à soutenir cette ligne d’extrême droite. « Pour galvaniser les troupes, les invocations à Dieu se multiplient sur les champs de bataille », rapporte Denis Charbit. Depuis le début du conflit, de nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrent des soldats de Tsahal piller des appartements de Gazaouis ou de Libanais. Des actes sanctionnés par la hiérarchie, selon Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée : « Voler ne fait pas partie de l’éthique de Tsahal. Des enquêtes et des mesures ont été prises. La politique n’a rien à faire dans l’armée, surtout quand nous sommes en guerre. » 

L’opposition peine à faire entendre sa voix 

Depuis des mois, face à cette ligne radicale, des Israéliens manifestent tous les samedis soir leur opposition au gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël, et dénoncent une stratégie militaire qui n’est pas parvenue à ramener tous les otages – 101 sont encore à Gaza. Mais l’opposition, menée par les centristes Yaïr Lapid et Benny Gantz, peine à faire entendre sa voix. « Ils n’ont pas assez de courage pour proposer une alternative politique », analyse Uriel Abulof. Le Parti travailliste est exsangue avec seulement 4 députés sur 120 à la Knesset. 

De son côté, le Premier ministre, à la tête du pays quasiment sans discontinuer depuis 2009, tient bon – les prochaines élections ne sont pas prévues avant 2026. Malgré les enquêtes de la Cour internationale de Justice pour d’éventuels actes génocidaires à Gaza ou le mandat d’arrêt requis contre lui pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale. Il a même vu sa popularité remonter au bénéfice des victoires militaires récentes au Liban. Sous sa gouvernance, son parti, le Likoud, n’a cessé de se droitiser. « Il n’y a plus beaucoup de différences entre ce que proposent Netanyahou et Ben Gvir et Smotrich », déclare Uriel Abulof.

« Bibi », fidèle défenseur de la pensée de Zeev Vladimir Jabotinsky, leader de l’aile droite du sionisme et fondateur de la Légion juive pendant la Première Guerre mondiale, s’est toujours opposé à la constitution d’un Etat palestinien à l’ouest du Jourdain. Quitte à créer des passerelles entre la droite et l’extrême droite, et à faire la part belle aux colons qu’il n’a jamais considérés comme tels. Jusqu’à se faire prendre à son propre jeu ? 

Dans un enregistrement rendu public un mois avant les élections de décembre 2022, Bezalel Smotrich, en débat interne avec son parti, étrillait son futur allié Netanyahou. « C’est un menteur, un fils de menteur. Je m’aligne sur son discours parce que cela sert les intérêts du peuple d’Israël. Mais il ne va pas rester éternellement. Il finira par être condamné par la justice. Soyez patients », clamait-il à ses troupes. Pour l’heure, le bruit du déluge de bombes qui tombe sur Gaza et le Liban couvre les responsabilités de Netanyahou dans l’échec du 7-Octobre. Mais les fanatiques religieux du gouvernement, qui rêvent de voir disparaître le peuple palestinien, et leurs ambitions dévorantes gagnent du terrain. Le chaos, si Dieu le veut.

Par  Dimitri Krier


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