C'est ce qu'estime l'anthropologue Didier Fassin.
Interview par Vincent Braun
Publié dans La Libre le 07-10-2024
De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines) et à l'université de Princeton, il vient de publier Une étrange défaite (La Découverte), un ouvrage où il interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?
• Vous expliquez qu'un large consentement à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population s'est imposé depuis le 7 Octobre dans le chef des États occidentaux et de leurs opinions publiques dominantes, qui en viennent à accepter que toutes les vies n'ont pas la même valeur. Pourquoi parlez-vous d'une abdication morale historique ?
Depuis la Seconde guerre mondiale, il n'y a pas eu de situation dans laquelle les gouvernements occidentaux et une partie significative de leurs élites intellectuelles et médiatiques aient collectivement apporté leur appui diplomatique et militaire à un massacre que la Cour internationale de justice considère comme un plausible génocide. Il y a eu d'autres tragédies, avec parfois plus de victimes, mais jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout du crime contre l'humanité en train d'être commis. Quelle que soit la gravité des actes commis le 7 octobre 2023, et le traumatisme qu'ils ont représentés pour les Israéliens, ils ne peuvent justifier le projet d'annihilation d'un peuple proclamé par le président de l'État hébreu, son Premier ministre et les plus hauts responsables politiques et militaires. Les valeurs et les principes censés fonder l'ordre moral international ont été bafoués.
• Cette abdication morale est-elle le fait d'une régression de la pensée, d'une faillite éthique, ou d'une sorte de lâcheté liée au fait que l'on n'ose pas trop blâmer Israël, victime il y a un an d'une attaque qui a ravivé le traumatisme de l'Holocauste ?
Certes, la mémoire de la Shoah pèse sur une partie des pays européens, mais elle n'a jamais été décisive, même en Allemagne, où la dénazification n'a pas eu lieu après 1945. En fait, le projet de créer un foyer juif en Palestine remonte à 1917 avec la déclaration Balfour du colonisateur britannique et, comme l'écrit un grand juriste israélien, que les Européens aient persécuté les Juifs pendant un millénaire ne peut justifier qu'on en fasse payer le prix aux Arabes. En réalité, Israël est vu comme un bastion occidental au milieu d'une région considérée comme suspecte, voire dangereuse. Dans un creusement croissant qui s'opère désormais entre le Nord et le Sud, lequel peut néanmoins recevoir un soutien de l'Est, Israël est un allié utile permettant l'établissement d'un grand marché moyen-oriental et la mise à l'épreuve des armements fournis par le complexe militaro-industriel international. Mais un élément essentiel de l'adhésion (à cet écrasement) d'une large partie des opinions a été la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, hérité de la période coloniale et réactivé par les actes terroristes des années 2000.
Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens (en Israël) révèle un effacement de tout souci éthique.
Didier Fassin
• Certains se sont pourtant érigés contre la poursuite de l'opération israélienne en évoquant des décennies d'oppression, de violence, de spoliation. Pour quelles raisons ce droit au refus a-t-il fini par être réprimé ?
Dès le lendemain des événements tragiques du 7 octobre, une version officielle a été imposée. Il s'agissait d'un pogrom, autrement dit un crime antisémite par lequel les Palestiniens ne s'en prenaient pas à des ennemis en tant qu'oppresseurs, mais à des hommes et des femmes en tant que juifs. C'était donc un acte horrible, sans histoire, autorisant les représailles les plus brutales. Évoquer les décennies d'occupation avec leur lot de destruction, de sévices, de vexations, de privations de libertés, d'arrestations et d'emprisonnements sans charge, de mutilés et de tués par l'armée ou les colons, c'était être accusé de vouloir légitimer les actes commis. Ceux qui ont parlé de résistance, terme qui s'imposerait dans tout autre contexte historique, ont été taxés d'antisémitisme, sanctionnés par leur institution ou même condamnés par les tribunaux.
La réaffirmation inattendue de la solution à deux États par une bonne partie de la communauté internationale depuis les attaques du 7 Octobre a été reléguée ces dernières semaines à la faveur de la multiplication des fronts. Outre que l'option belliciste semble indiquer qu'Israël n'a aucune intention de régler la question palestinienne par le droit international, cette situation tend-elle aussi à prouver que "la loi du plus fort" balaie toute considération éthique ?
Rarement la loi du plus fort ne se sera appliquée avec une telle férocité, puisqu'une armée suréquipée soutenue par la première puissance militaire mondiale écrase une population civile pratiquement sans défense, la contraignant à se déplacer vers des lieux qu'elle bombarde ensuite, la réduisant à la famine par un blocus qui inclut l'essentiel de l'aide humanitaire. On a voulu présenter l'armée israélienne comme la plus morale du monde, alors que ses soldats tirent sur les personnes venues se ravitailler, se servent d'adolescents palestiniens comme boucliers humains, humilient les civils et torturent les prisonniers. Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens révèle un effacement de tout souci éthique.
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• Pourquoi le discours faisant le lien historique entre l'occupation des territoires par Israël et la résistance à cette situation est-il, selon vous, de plus en plus inaudible face à la revendication du droit à la défense de l'État hébreu ?
Un peuple attaqué a le droit de se défendre. Mais selon cette logique, ce sont les Palestiniens expulsés de leurs terres et privés de leurs droits depuis trois quarts de siècle qui seraient légitimes à se défendre contre leur oppresseur. Or, on leur récuse cette option. Un sociologue israélien l'exprimait très bien : si les Palestiniens essaient de négocier, on les ignore ; s'ils se rebellent, on les écrase. L'argument de la menace sur l'existence de l'État d'Israël est utilisé depuis des décennies pour produire un consensus justifiant la poursuite de l'oppression des Palestiniens. Les responsables politiques et militaires avouent d'ailleurs parfois que c'est une manipulation de leur opinion publique. Ils savent bien que leur force de frappe, épaulée par leurs puissants alliés, est bien supérieure à toutes celles de leurs adversaires.
• L'accusation d'antisémitisme, qu'Israël utilise systématiquement pour discréditer ceux qui le critiquent, va-t-elle dans le même sens, à savoir recourir à un "argument massue" pour tenter d'empêcher toute analyse sereine des circonstances historiques ?
La confusion entre mise en cause de la politique israélienne, critique du sionisme et antisémitisme entretenue par l'État hébreu mais aussi par des organisations communautaristes juives et par les pays occidentaux rend impossible tout débat sur les actions menées par un gouvernement pourtant allié à l'extrême-droite, pratiquant la discrimination, revendiquant le suprémacisme religieux, violant le droit international et accusé de génocide. L'invocation de l'antisémitisme qui s'est banalisée sur les campus universitaires états-uniens comme dans l'espace public européen permet ainsi de faire taire les voix qui s'expriment pour les droits des Palestiniens, à commencer par le droit à la vie et le droit à une vie digne.
Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet.
• Comment expliquez-vous que ces accusations d'antisémitisme continuent d'être proférées alors même que les instances internationales faisant autorité en la matière les réprouvent lorsque les critiques sont d'ordre purement politique ?
L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a établi en 2016 une résolution adoptée par 31 États, dont Israël, dans lequel il est indiqué que n'est pas antisémite le fait de "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État", et la Déclaration de Jérusalem signée en 2020 par 350 experts des études juives, dont de nombreux Israéliens, a également considéré que soutenir "l'exigence de justice du peuple palestinien" et s'opposer au "sionisme en tant que nationalisme" ne relève pas de l'antisémitisme. Que ces textes ne soient pas respectés par ceux qui les ont rédigés montrent qu'on est dans le pur arbitraire. Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet. L'État hébreu se pense ainsi intouchable quelles que soient ses exactions. Mais ses dirigeants se trompent peut-être en se croyant au-dessus de la justice internationale.
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