14 juillet 2021

Antisémitisme : éviter l’instrumentalisation

Par Henri Goldman, chroniqueur sur le blog cosmopolite et membre de l’Union des progressistes juifs de Belgique

Publié le 20-04-21 

Le dessous des cartes de la bataille publique entre deux définitions concurrentes de l’antisémitisme ou comment la diplomatie israélienne et ses soutiens ont trouvé le moyen de réduire, en les discréditant, les critiques radicales contre des décisions politiques prises par l'Etat d'Israël. 


© AFP

Il existe désormais deux définitions concurrentes de l’antisémitisme et elles se livrent une intense bataille publique pour s’imposer à l’autre. La plus ancienne a été proposée en 2016 par l’International Holocaust Remembrance Association (IHRA), une institution intergouvernementale qui regroupe la plupart des États européens, mais aussi les États-Unis, le Canada et Israël. La seconde vient d’être publiée en opposition à la première sous le nom de Jerusalem Declaration on Antisemitism (JDA), avec la signature de plus de 200 chercheurs universitaires internationaux spécialisés, la plupart d’origine juive, dont cinq Belges et nombre d’Israéliens. 


Pourtant, à lire les définitions, on ne peut pas comprendre ce qui motive cette opposition. Pour l’IHRA, "L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte". La JDA est encore plus concise : "L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives)." Ces deux propositions sont finalement assez banales et on ne voit pas en quoi elles seraient contradictoires.



Lobbying de la diplomatie israélienne et ses soutiens depuis 2016



Alors pourquoi, depuis 2016, la diplomatie israélienne et ses soutiens se sont-ils livrés à un lobbying insistant pour faire adopter par toutes les assemblées du monde la définition de l’IHRA alors qu’il ne s’agit, selon ses propres termes, que d’une "définition opérationnelle non contraignante" ? Avec succès, puisque la définition de l’IHRA a notamment été adoptée en 2017 par le Parlement européen et que, en 2018, le Conseil de l’Union européenne a invité les États membres à l’approuver en tant qu’instrument d’orientation utile en matière d’éducation et de formation. Comme l’a fait, de façon très prudente, le Sénat de Belgique en décembre 2018. Pour Unia, cette adoption ne semblait pourtant nullement nécessaire puisque, comme l’institution publique l’a rappelé dans un avis motivé, "en droit pénal belge, il existe une définition légale des infractions antisémites qui est à certains égards plus large que la définition de l’IHRA". 



Une batterie d'exemples pour cadrer la liberté d’expression 


Ce n’est donc pas dans le texte lui-même qu’on trouvera les raisons de cette campagne qui n’a aucun équivalent dans d’autres questions du même ordre. Comme la définition de l’IHRA est très vague, ses auteurs l’ont agrémenté d’une batterie d’exemples pour l’expliciter. Et c’est là que le bât blesse : en adoptant la définition, on adopte aussi son interprétation et celle-ci n’est pas innocente puisque, sur 11 exemples cités, 7 concernent directement des attitudes prises à l’égard de l’État d’Israël. Or, certains de ces exemples heurtent de front la liberté d’expression en fixant un cadre étroit aux critiques jugées acceptables à l’égard de cet État. 

Ainsi, il serait antisémite de "faire preuve d’un double standard en exigeant de l’État d’Israël un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique", ce qui postule à tout le moins qu’un État qui pratique l’apartheid – comme B’Tselem, l’institution juive israélienne des droits humains, vient de l’établir – puisse être qualifié de "démocratique". Il serait antisémite "d’établir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis", comme l’ont fait de nombreux Gazaouis en comparant leur situation à celle du Ghetto de Varsovie. (Je précise que je suis par ailleurs en désaccord avec cette comparaison, mais elle ne me semble en rien scandaleuse.)



Les politiques - comme le Parlement francophone bruxellois- doivent résister au chantage 


Sans ces exemples qui font corps avec elle, la définition de l’IHRA n’offrirait aucune plus-value et on ne pourrait comprendre pourquoi la diplomatie israélienne mettrait tant d’énergie à la faire adopter partout. Il faut ici se référer au contexte. Depuis des années, Israël est dirigé par une coalition entre la droite, l’extrême droite et des partis ultra-orthodoxes. Les actions de son gouvernement, qu’il s’agisse de la colonisation des territoires occupés illégalement depuis 1967 ou de la transformation de la bande Gaza en une prison à ciel ouvert, suscitent une réprobation de plus en plus large y compris dans l’opinion européenne et américaine. Il faut trouver le moyen de la réduire en discréditant les critiques les plus radicales, comme celles qui s’expriment à travers la campagne internationale non violente BDS (boycott-désinvestissement-sanctions). Les États qui donnent le ton à l’IHRA – les États-Unis, l’Allemagne, la France – ont toujours fait partie des principaux soutiens diplomatiques d’Israël. Sa "définition" n’est rien d’autre qu’une tentative d’instrumentaliser la lutte nécessaire contre l’antisémitisme pour améliorer la position de cet État dans l’opinion internationale.



 Le grand mérite de la JDA est de servir de contrefeu à cette manœuvre. Cette déclaration, à la légitimité scientifique incontestable et dont il faut notamment lire les FAQ en fin de document, devrait aider les responsables politiques et les parlementaires – comme ceux qui siègent au parlement francophone bruxellois saisi d’une proposition de résolution en faveur de la définition IHRA – à résister au chantage : on n’a nullement besoin de la définition de l’IHRA et des exemples qui vont avec pour faire barrage à l’antisémitisme.
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Voir la nouvelle définition que nous proposons de l’antisémitisme

Au nom de 200 chercheurs, nous présentons une définition de l’antisémitisme avec un double objectif : renforcer la lutte contre l’antisémitisme et protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine.

Publiée dans La Libre le 03-04-21

12 juillet 2021

Voici la nouvelle définition que nous proposons de l’antisémitisme

Au nom de 200 chercheurs, nous présentons une définition de l’antisémitisme avec un double objectif : renforcer la lutte contre l’antisémitisme et protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine.


Une tribune de Aleida Assmann, professeur de littérature anglaise, “Holocaust and Memory Studies” à la Konstanz University. Alon Confino, professeur d’Histoire et d’études juives et directeur de l’Institute for Holocaust, Genocide and Memory Studies à l’University of Massachusetts. David Feldman, professeur d’Histoire et directeur de l’Institute for the Study of Antisemitism à la Birkbeck, University of London.

Publiée dans La Libre le 03-04-21


Nous, les soussignés, présentons la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, produit d’une initiative qui a vu le jour à Jérusalem. Nous comptons parmi nous des chercheurs internationaux du monde entier travaillant sur l’antisémitisme et les domaines connexes, notamment les études sur les Juifs, l’Holocauste, Israël, la Palestine et le Moyen-Orient. Le texte de la Déclaration a bénéficié de la consultation de juristes et de membres de la société civile.


Inspirés par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1969, la Déclaration du Forum international de Stockholm sur l’Holocauste de 2000 et la Résolution des Nations Unies sur la mémoire de l’Holocauste de 2005, nous soutenons que, si l’antisémitisme présente certaines caractéristiques distinctives, la lutte contre celui-ci est indissociable de la lutte globale contre toutes les formes de discrimination raciale, ethnique, culturelle, religieuse et de genre.
Conscients de la persécution historique des Juifs tout au long de l’histoire et des leçons universelles de l’Holocauste, et considérant avec inquiétude la réaffirmation de l’antisémitisme par des groupes qui mobilisent la haine et la violence dans la politique, la société et sur Internet, nous cherchons à fournir une définition de base de l’antisémitisme utilisable, concise et historiquement informée, accompagnée d’un ensemble de lignes directrices.
La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme répond à la “définition de l’IHRA”, le document qui a été adopté par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) en 2016.
Parce que la définition de l’IHRA n’est pas claire sur des points essentiels et qu’elle est largement ouverte à différentes interprétations, elle a semé la confusion et suscité la controverse, affaiblissant ainsi la lutte contre l’antisémitisme. Notant qu’elle se qualifie elle-même de “définition de travail”, nous avons cherché à l’améliorer en proposant (a) une définition de base plus claire et (b) un ensemble cohérent de lignes directrices. Nous espérons que cela sera utile pour la surveillance et la lutte contre l’antisémitisme, ainsi qu’à des fins éducatives. Nous proposons notre déclaration non juridiquement contraignante comme alternative à la définition de l’IHRA. Les institutions qui ont déjà adopté la définition de l’IHRA peuvent utiliser notre texte comme un outil pour l’interpréter.
La définition de l’IHRA comprend onze “exemples” d’antisémitisme, dont sept se concentrent sur l’État d’Israël. Bien que cela mette indûment l’accent sur un seul domaine, il existe un besoin largement ressenti de clarifier les limites du discours et de l’action politiques légitimes concernant le sionisme, Israël et la Palestine. Notre objectif est double : (1) renforcer la lutte contre l’antisémitisme en clarifiant ce qu’il est et comment il se manifeste, (2) protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir d’Israël/Palestine. Nous ne partageons pas tous les mêmes opinions politiques et nous ne cherchons pas à promouvoir un programme politique partisan. Déterminer qu’une opinion ou une action controversée n’est pas antisémite n’implique ni que nous l’approuvons ni que nous ne l’approuvons pas.
Les lignes directrices qui portent sur Israël-Palestine (numéros 6 à 15) doivent être prises ensemble. En général, lors de l’application des lignes directrices, chacune d’entre elles doit être lue à la lumière des autres et toujours en tenant compte du contexte. Le contexte peut inclure l’intention qui sous-tend un énoncé, ou un modèle de discours dans le temps, ou même l’identité de l’orateur, en particulier lorsque le sujet est Israël ou le sionisme. Ainsi, par exemple, l’hostilité à l’égard d’Israël peut être l’expression d’un sentiment antisémite, ou une réaction à une violation des droits de l’homme, ou encore l’émotion ressentie par un Palestinien en raison de son expérience aux mains de l’État. En bref, il faut faire preuve de jugement et de sensibilité pour appliquer ces lignes directrices à des situations concrètes.


Définition


L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs (ou des institutions juives en tant que juives).


Lignes directrices


A) Généralités


1. Il est raciste d’essentialiser (traiter un trait de caractère comme inhérent) ou de faire des généralisations négatives à grande échelle sur une population donnée. Ce qui est vrai du racisme en général est vrai de l’antisémitisme en particulier.
 

2. Ce qui est particulier dans l’antisémitisme classique est l’idée que les Juifs sont liés aux forces du mal. Cette idée est au cœur de nombreux fantasmes antijuifs, comme l’idée d’une conspiration juive dans laquelle “les Juifs” possèdent un pouvoir caché qu’ils utilisent pour promouvoir leur propre programme collectif aux dépens d’autres personnes. Ce lien entre les Juifs et le mal se poursuit dans le présent : dans le fantasme selon lequel “les Juifs” contrôlent les gouvernements d’une “main cachée”, qu’ils possèdent les banques, contrôlent les médias, agissent comme “un État dans l’État” et sont responsables de la propagation de maladies (comme la Covid-19). Toutes ces caractéristiques peuvent être instrumentalisées par des causes politiques différentes (et même antagonistes).
 

3. L’antisémitisme peut se manifester par des mots, des images visuelles et des actes. Parmi les exemples de mots antisémites, on peut citer les déclarations selon lesquelles tous les Juifs sont riches, avares par nature ou antipatriotiques. Dans les caricatures antisémites, les Juifs sont souvent représentés comme grotesques, avec un gros nez et associés à la richesse. Exemples d’actes antisémites : agresser une personne parce qu’elle est juive, attaquer une synagogue, barbouiller des croix gammées sur des tombes juives ou refuser d’embaucher ou de promouvoir des personnes parce qu’elles sont juives.
 

4. L’antisémitisme peut être direct ou indirect, explicite ou codé. Par exemple, “Les Rothschild contrôlent le monde” est une déclaration codée sur le prétendu pouvoir des “Juifs” sur les banques et la finance internationale. De même, dépeindre Israël comme le mal absolu ou exagérer grossièrement son influence réelle peut être une manière codée de racialiser et de stigmatiser les Juifs. Dans de nombreux cas, l’identification d’un discours codé est une question de contexte et de jugement, en tenant compte de ces lignes directrices.
 

5. Nier ou minimiser l’Holocauste en prétendant que le génocide nazi délibéré des Juifs n’a pas eu lieu, ou qu’il n’y a pas eu de camps d’extermination ou de chambres à gaz, ou que le nombre de victimes n’était qu’une fraction du total réel, est antisémite.


B. Israël et Palestine : des exemples à première vue antisémites


6. Appliquer les symboles, images et stéréotypes négatifs de l’antisémitisme classique (voir lignes directrices 2 et 3) à l’État d’Israël.
 

7. Tenir les Juifs collectivement responsables de la conduite d’Israël ou traiter les Juifs, simplement parce qu’ils sont juifs, comme des agents d’Israël.
 

8. Demander à des personnes, parce qu’elles sont juives, de condamner publiquement Israël ou le sionisme (par exemple, lors d’une réunion politique).
 

9. Supposer que les Juifs non-israéliens, simplement parce qu’ils sont juifs, sont nécessairement plus loyaux envers Israël qu’envers leur propre pays.
 

10. Nier le droit des Juifs de l’État d’Israël à exister et à s’épanouir, collectivement et individuellement, en tant que Juifs, dans le respect du principe d’égalité.


C. Israël et Palestine : des exemples qui, à première vue, ne sont pas antisémites (que l’on approuve ou non l’opinion ou l’action)
 

11. Soutenir la demande palestinienne de justice et d’octroi intégral de leurs droits politiques, nationaux, civils et humains, tels que définis par le droit international.
 

12. Critiquer ou s’opposer au sionisme en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour une variété d’arrangements constitutionnels pour les Juifs et les Palestiniens dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée. Il n’est pas antisémite de soutenir des arrangements qui accordent une égalité totale à tous les habitants “entre le fleuve et la mer”, que ce soit dans deux États, un État binational, un État démocratique unitaire, un État fédéral, ou sous toute autre forme.
 

13. Une critique d’Israël en tant qu’État, fondée sur des preuves. Cela inclut ses institutions et ses principes fondateurs. Cela inclut également ses politiques et ses pratiques, à l’intérieur et à l’extérieur, comme la conduite d’Israël en Cisjordanie et à Gaza, le rôle qu’Israël joue dans la région, ou toute autre manière dont, en tant qu’État, il influence les événements dans le monde. Il n’est pas antisémite de signaler une discrimination raciale systématique. En général, les mêmes normes de débat qui s’appliquent à d’autres États et à d’autres conflits d’autodétermination nationale s’appliquent dans le cas d’Israël et de la Palestine. Ainsi, même si c’est controversé, il n’est pas antisémite, en soi, de comparer Israël à d’autres cas historiques, y compris le colonialisme de peuplement ou l’apartheid.
 

14. Le boycott, le désinvestissement et les sanctions sont des formes courantes et non violentes de protestation politique contre les États. Dans le cas d’Israël, elles ne sont pas, en soi, antisémites.
 

15. Le discours politique n’a pas besoin d’être mesuré, proportionnel, tempéré ou raisonnable pour être protégé par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et d’autres instruments des droits de l’homme. Une critique que certains peuvent considérer comme excessive ou litigieuse, ou comme reflétant un “double standard”, n’est pas, en soi, antisémite. En général, la frontière entre un discours antisémite et un discours non antisémite est différente de la frontière entre un discours déraisonnable et un discours raisonnable.

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Voir aussi l'opinion de Henri GOLDMAN, sur le blog cosmopolite et membre de l’Union des progressistes juifs de Belgique


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