12 octobre 2024

Juifs et musulmans : unis contre les amalgames

Face à la situation au Proche-Orient et à "l'importation" en Belgique des tensions, la mosquée Errahma à Verviers et le Foyer culturel juif de Liège veulent dépasser les préjugés et les instrumentalisations par des politiques et des associations dites représentatives de leurs communautés. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique.

Une carte blanche de Guy Wolf, président du Foyer Culturel juif de Liège, Saaddine Ezzammouri, administrateur-délégué de la Mosquée Errahma, Verviers, Deborah Gol, membre du Foyer Culturel Juif de Liège, membre de l'ASBL Territoires de la Mémoire, et Fouad Benyekhlef, militant laïc et associatif.

(Publiée dans La Libre le 28-09-2024)

Le 20 mai dernier, la mosquée Errahma à Verviers, doyenne de Wallonie, a célébré son cinquantième anniversaire. La cérémonie, placée sous le signe de la fraternité judéo-musulmane, fut l'occasion pour des représentants du Foyer culturel juif de Liège de répondre à l'invitation et d'échanger des témoignages spontanées et sincères de solidarité. Il a été rappelé à cette occasion que, malgré les émotions suscitées par les évènements internationaux, les citoyens de ce pays sont également les gardiens de valeurs et de principes intangibles que nous souhaiterions voir appliqués ici. Ainsi, peu importe notre histoire et notre sensibilité individuelle, que nous reconnaissons certes, il est essentiel que chacun se sente en sécurité et intégré dans notre communauté nationale. La convergence de courage et de générosité exprimée par les représentants, tant de la mosquée que du foyer culturel juif, leur volonté de se réunir, en dépassant les préjugés et les tensions du moment, ont fait de cette célébration un moment d'une rare intensité.
 

Des instants comme ceux-là sont d'une importance capitale dans les temps que nous traversons, et nous espérons qu'ils ne restent pas isolés dans notre pays.

Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. 

Pourtant, nous sommes, en tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, sans cesse confrontés, avec une intensité inégalée depuis près d'un an, aux amalgames construits par les discours politiques et les associations dites représentatives de nos communautés, qui tendent à nous enfermer dans un piège identitaire. Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. Nous nous sentons pris en otage, forcés de nous défendre contre une posture qui nous a été imposée, sans que nous ne l'ayons sollicitée ni consentie.

La situation au Proche-Orient est une tragédie qui nous afflige profondément. L'attachement que nous avons pour ces populations et cette terre leur confère une place particulière dans nos cœurs. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique, mais une conviction sincère qu'un avenir pacifique est possible pour cette terre. Aujourd'hui, que ce soit l'extrême droite ou le terrorisme islamiste, ces deux camps, malgré leurs divergences, engendrent sur place tragédies et déstabilisations. Ces deux forces cherchent à créer des amalgames : d'un côté, en associant tous les Palestiniens au terrorisme, et de l'autre, en réduisant tous les Israéliens à un gouvernement extrémiste.

Les visions manichéennes, nourries de préjugés, n'apporteront jamais une société plus juste ou fraternelle.

Dans notre entourage, en Belgique, de nombreux citoyens juifs sont révoltés par le désastre humanitaire infligé aux Palestiniens, et de nombreux citoyens musulmans condamnent les attaques contre des civils Israéliens. Nous sommes conscients que la situation nous impose une responsabilité qui ne doit céder à aucune indignation sélective. Chaque vie humaine, qu'elle soit israélienne ou palestinienne, a une valeur inaliénable. Nous refusons toute hiérarchisation des souffrances et défendons la dignité de chaque être humain.

Pourtant, ces paroles-là ne sont pas portées par les institutions et les organisations supposées nous représenter.

Au-delà de ces silences désolants, ceux qui exploitent la question israélo-palestinienne dans le débat public belge préfèrent attiser les tensions, éteignant toute possibilité d'apaisement et se transformant ainsi en va-t'en-guerre du discours.

La double instrumentalisation du conflit dans le contexte politique belge a déjà été justement dénoncée (C. Van Coevorden, "Israël-Palestina ? Het hele debat is gereduceerd tot een ideologische voetbalwedstrijd", 24 août 2024, Knack.be).

Certains partis détournent la lutte contre l'antisémitisme pour justifier des thèses racistes et islamophobes, diaboliser le soutien aux Palestiniens, et occulter les abus de l'exécutif israélien. Cette récupération de l'antisémitisme ne vise pas à protéger la minorité juive, mais à stigmatiser d'autres minorités.

De l'autre côté de l'échiquier politique, l'antisémitisme est minimisé voire occulté, le réduisant à une stratégie de la droite. Pire encore, certains glorifient le Hamas comme un mouvement de résistance. La cause palestinienne est ainsi utilisée pour entraver la lutte contre l'antisémitisme ou pour justifier des alliances avec des groupes extrémistes.

En tant que simples citoyens, nous discernons aussi clairement les mécanismes de manipulation du gouvernement israélien ou du Hamas, que leurs récupérations dans le débat politique belge. Ces manœuvres ne font que tromper ceux qui, face aux images bouleversantes, espèrent encore trouver des acteurs politiques ou associatifs engagés et empathiques. Trop souvent, hélas, c'est loin d'être le cas. 

Ceux qui soufflent sur les braises des fractures identitaires, par leur irresponsabilité, divisent la société, et réécrivent une histoire qui est pourtant une part de nous-mêmes.

Celle, par exemple, de la coexistence plus que millénaire entre juifs et musulmans dans les pays arabes. Sans idéaliser cette histoire commune, elle a incontestablement produit une culture à part entière, dont l'apport est consacré, notamment, par la constitution marocaine comme un élément de l'identité nationale de ce pays. Il est urgent de parvenir à préserver cet héritage, à l'heure où les derniers témoins de cette coexistence disparaissent.

En Belgique aussi, notre condition minoritaire nous impose la clairvoyance de ne pas nous laisser enfermer dans des postures victimaires, ni nous laisser diviser, face au danger de la résurgence d'idéologies haineuses qui nous guette. Des organisations se créent, de plus en plus nombreuses, pour veiller ou lutter contre l'antisémitisme ou l'islamophobie, chacune de leur côté, mais pas ensemble. Pourtant, nos adversaires communs ne feront, eux, fondamentalement, pas de différence entre nous.
Il existe pourtant une approche basée sur des valeurs communes. C'est cette voie que nous commençons à voir émerger à nouveau en Israël, avec des voix s'élevant contre l'extrême droite, tout comme à Gaza, où certains osent défier le Hamas malgré la répression. Ainsi, le mouvement Standing Together, composé d'Israéliens juifs, musulmans et chrétiens et de Palestiniens, de Cisjordanie et de Gaza, mobilise des citoyens engagés ensemble, de plus en plus nombreux, dans des actions contre l'occupation, pour l'égalité et la justice sociale. Le courage et la détermination de ces activistes qui vivent le conflit dans leur chair, nous obligent.

En tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, nous refusons toute division entre "nous" et "eux". Nous voyons en l'"Autre" un reflet de nous-mêmes et affirmons notre citoyenneté commune au-delà des différences.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/09/28/juifs-et-musulmans-unis-contre-les-amalgames-SIRQDMUQFZHDBDENZQIAJG3V3I/

11 octobre 2024

À Gaza, "toutes les structures de santé ont été prises pour cible de manière spécifique" par Israël

 Les femmes et les enfants sont les principales victimes des bombardements israéliens dans l'enclave palestinienne. 

Depuis un an, Israël mène sans relâche des actions militaires intensives dans la bande de Gaza. Si l'armée israélienne assure diriger ses opérations exclusivement contre les combattants du Hamas, ce sont en réalité les civils palestiniens qui sont les principales victimes du conflit.
Présentes sur place, les équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont pris en charge plus de 27 500 patients souffrant de blessures liées à la violence depuis le début de la guerre, dont 80 % ont été causées par des bombardements israéliens. Parmi ces derniers, "environ 60 % des cas reçus sont des femmes et des enfants", déclare Emmanuel Massart, responsable des opérations de l'organisation humanitaire à Gaza.

"Blessures handicapantes à vie" 

Depuis le 7 octobre 2023, alors que les besoins humanitaires ont explosé en raison des frappes intensifiées d'Israël, l'accès aux soins de santé a été considérablement réduit. Soumis à des critères flous et imprécis de la part des autorités israéliennes, beaucoup de convois transportant de l'aide humanitaire ne parviennent jamais à destination. "En ce moment, j'ai plus de vingt camions qui attendent de pouvoir rentrer à Gaza", explique Emmanuel Massart. Essentiels à la survie des Gazaouis, ces camions transportent notamment du matériel médical et des médicaments essentiels "sensibles à la température et qui ne supportent absolument pas d'être stoppés pendant des jours au soleil".

Mais aussi des prothèses et autres appareils primordiaux pour les plus de 22 500 personnes ayant subi ces derniers mois des "blessures handicapantes à vie", et recensées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) fin juillet. Parmi eux, l'Unicef estimait à plusieurs milliers le nombre d'enfants ayant perdu un ou deux membres au cours des trois premiers mois des hostilités. Pour autant, "il est extrêmement difficile de faire passer des prothèses, des béquilles ou des chaises roulantes à cause des contrôles israéliens", constate le responsable humanitaire.

Les enfants handicapés courent également un risque accru de mort ou de blessure en raison des difficultés supplémentaires auxquelles ils sont confrontés lorsqu'ils sont contraints de fuir les attaques. "Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de solution pour eux. On espère un cessez-le-feu le plus rapidement possible pour limiter le nombre d'enfants handicapés après la guerre", mais aussi pour pouvoir commencer leur rééducation.

Mise en danger du personnel humanitaire

Seuls 17 des 36 hôpitaux de l'ensemble de l'enclave sont "partiellement fonctionnels" pour accueillir les blessés. Depuis octobre 2023, le personnel et les patients de MSF ont dû évacuer quatorze complexes en raison d'incidents graves et de combats en cours car "toutes les structures de santé ont été prises pour cibles de manière spécifique" par Israël. Au total, six membres de l'organisation ont été tués dans le cadre de leurs activités médicales depuis le début de la guerre. "Un de mes collègues a été abattu par un sniper israélien à travers la vitre d'un couloir de l'hôpital pendant qu'il soignait un patient", déclare le médecin.


Les diverses organisations humanitaires présentes à Gaza communiquent pourtant leurs localisations à Tsahal mais "il est arrivé à plusieurs reprises que ces lieux soient quand même bombardés" par l'armée israélienne. "C'est quelque chose d'inacceptable. Même la guerre a ses règles", pointe Emmanuel Massart, qui condamne "la violation du droit international par Israël" depuis douze mois. Et dénonce la "complicité" des pays occidentaux, dont "les États-Unis mais aussi la Belgique", à ces violations par leur participation financière à l'effort militaire israélien. Fin juillet, la Cour internationale de justice (CIJ) avait pourtant demandé à tous les États de ne pas "prêter aide ou assistance" au maintien de la présence "illicite" d'Israël dans les Territoires palestiniens occupés, dont Gaza.

Suzy Wolfarth, Publié dans La Libre le 08-10-2024

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08 octobre 2024

"Jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout d'un crime contre l'humanité"


 C'est ce qu'estime l'anthropologue Didier Fassin.

Interview par Vincent Braun
Publié dans La Libre le 07-10-2024


De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines) et à l'université de Princeton, il vient de publier Une étrange défaite (La Découverte), un ouvrage où il interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?



• Vous expliquez qu'un large consentement à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population s'est imposé depuis le 7 Octobre dans le chef des États occidentaux et de leurs opinions publiques dominantes, qui en viennent à accepter que toutes les vies n'ont pas la même valeur. Pourquoi parlez-vous d'une abdication morale historique ?


Depuis la Seconde guerre mondiale, il n'y a pas eu de situation dans laquelle les gouvernements occidentaux et une partie significative de leurs élites intellectuelles et médiatiques aient collectivement apporté leur appui diplomatique et militaire à un massacre que la Cour internationale de justice considère comme un plausible génocide. Il y a eu d'autres tragédies, avec parfois plus de victimes, mais jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout du crime contre l'humanité en train d'être commis. Quelle que soit la gravité des actes commis le 7 octobre 2023, et le traumatisme qu'ils ont représentés pour les Israéliens, ils ne peuvent justifier le projet d'annihilation d'un peuple proclamé par le président de l'État hébreu, son Premier ministre et les plus hauts responsables politiques et militaires. Les valeurs et les principes censés fonder l'ordre moral international ont été bafoués.
 

• Cette abdication morale est-elle le fait d'une régression de la pensée, d'une faillite éthique, ou d'une sorte de lâcheté liée au fait que l'on n'ose pas trop blâmer Israël, victime il y a un an d'une attaque qui a ravivé le traumatisme de l'Holocauste ?


Certes, la mémoire de la Shoah pèse sur une partie des pays européens, mais elle n'a jamais été décisive, même en Allemagne, où la dénazification n'a pas eu lieu après 1945. En fait, le projet de créer un foyer juif en Palestine remonte à 1917 avec la déclaration Balfour du colonisateur britannique et, comme l'écrit un grand juriste israélien, que les Européens aient persécuté les Juifs pendant un millénaire ne peut justifier qu'on en fasse payer le prix aux Arabes. En réalité, Israël est vu comme un bastion occidental au milieu d'une région considérée comme suspecte, voire dangereuse. Dans un creusement croissant qui s'opère désormais entre le Nord et le Sud, lequel peut néanmoins recevoir un soutien de l'Est, Israël est un allié utile permettant l'établissement d'un grand marché moyen-oriental et la mise à l'épreuve des armements fournis par le complexe militaro-industriel international. Mais un élément essentiel de l'adhésion (à cet écrasement) d'une large partie des opinions a été la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, hérité de la période coloniale et réactivé par les actes terroristes des années 2000.


Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens (en Israël) révèle un effacement de tout souci éthique.
Didier Fassin


• Certains se sont pourtant érigés contre la poursuite de l'opération israélienne en évoquant des décennies d'oppression, de violence, de spoliation. Pour quelles raisons ce droit au refus a-t-il fini par être réprimé ?


Dès le lendemain des événements tragiques du 7 octobre, une version officielle a été imposée. Il s'agissait d'un pogrom, autrement dit un crime antisémite par lequel les Palestiniens ne s'en prenaient pas à des ennemis en tant qu'oppresseurs, mais à des hommes et des femmes en tant que juifs. C'était donc un acte horrible, sans histoire, autorisant les représailles les plus brutales. Évoquer les décennies d'occupation avec leur lot de destruction, de sévices, de vexations, de privations de libertés, d'arrestations et d'emprisonnements sans charge, de mutilés et de tués par l'armée ou les colons, c'était être accusé de vouloir légitimer les actes commis. Ceux qui ont parlé de résistance, terme qui s'imposerait dans tout autre contexte historique, ont été taxés d'antisémitisme, sanctionnés par leur institution ou même condamnés par les tribunaux.

La réaffirmation inattendue de la solution à deux États par une bonne partie de la communauté internationale depuis les attaques du 7 Octobre a été reléguée ces dernières semaines à la faveur de la multiplication des fronts. Outre que l'option belliciste semble indiquer qu'Israël n'a aucune intention de régler la question palestinienne par le droit international, cette situation tend-elle aussi à prouver que "la loi du plus fort" balaie toute considération éthique ?
Rarement la loi du plus fort ne se sera appliquée avec une telle férocité, puisqu'une armée suréquipée soutenue par la première puissance militaire mondiale écrase une population civile pratiquement sans défense, la contraignant à se déplacer vers des lieux qu'elle bombarde ensuite, la réduisant à la famine par un blocus qui inclut l'essentiel de l'aide humanitaire. On a voulu présenter l'armée israélienne comme la plus morale du monde, alors que ses soldats tirent sur les personnes venues se ravitailler, se servent d'adolescents palestiniens comme boucliers humains, humilient les civils et torturent les prisonniers. Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens révèle un effacement de tout souci éthique.


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• Pourquoi le discours faisant le lien historique entre l'occupation des territoires par Israël et la résistance à cette situation est-il, selon vous, de plus en plus inaudible face à la revendication du droit à la défense de l'État hébreu ?


Un peuple attaqué a le droit de se défendre. Mais selon cette logique, ce sont les Palestiniens expulsés de leurs terres et privés de leurs droits depuis trois quarts de siècle qui seraient légitimes à se défendre contre leur oppresseur. Or, on leur récuse cette option. Un sociologue israélien l'exprimait très bien : si les Palestiniens essaient de négocier, on les ignore ; s'ils se rebellent, on les écrase. L'argument de la menace sur l'existence de l'État d'Israël est utilisé depuis des décennies pour produire un consensus justifiant la poursuite de l'oppression des Palestiniens. Les responsables politiques et militaires avouent d'ailleurs parfois que c'est une manipulation de leur opinion publique. Ils savent bien que leur force de frappe, épaulée par leurs puissants alliés, est bien supérieure à toutes celles de leurs adversaires.
 

• L'accusation d'antisémitisme, qu'Israël utilise systématiquement pour discréditer ceux qui le critiquent, va-t-elle dans le même sens, à savoir recourir à un "argument massue" pour tenter d'empêcher toute analyse sereine des circonstances historiques ?


La confusion entre mise en cause de la politique israélienne, critique du sionisme et antisémitisme entretenue par l'État hébreu mais aussi par des organisations communautaristes juives et par les pays occidentaux rend impossible tout débat sur les actions menées par un gouvernement pourtant allié à l'extrême-droite, pratiquant la discrimination, revendiquant le suprémacisme religieux, violant le droit international et accusé de génocide. L'invocation de l'antisémitisme qui s'est banalisée sur les campus universitaires états-uniens comme dans l'espace public européen permet ainsi de faire taire les voix qui s'expriment pour les droits des Palestiniens, à commencer par le droit à la vie et le droit à une vie digne.

Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet.

• Comment expliquez-vous que ces accusations d'antisémitisme continuent d'être proférées alors même que les instances internationales faisant autorité en la matière les réprouvent lorsque les critiques sont d'ordre purement politique ?

L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a établi en 2016 une résolution adoptée par 31 États, dont Israël, dans lequel il est indiqué que n'est pas antisémite le fait de "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État", et la Déclaration de Jérusalem signée en 2020 par 350 experts des études juives, dont de nombreux Israéliens, a également considéré que soutenir "l'exigence de justice du peuple palestinien" et s'opposer au "sionisme en tant que nationalisme" ne relève pas de l'antisémitisme. Que ces textes ne soient pas respectés par ceux qui les ont rédigés montrent qu'on est dans le pur arbitraire. Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet. L'État hébreu se pense ainsi intouchable quelles que soient ses exactions. Mais ses dirigeants se trompent peut-être en se croyant au-dessus de la justice internationale.


Une étrange défaite

 De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire "Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines") et à l'université de Princeton, il vient de publier {Une étrange défaite. Sur le consentement à l'écrasement de Gaza.} 2024.


Avec le recul du temps, les événements qui, après l'attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre 2023, se sont déroulés en Palestine et leur réception dans une grande partie des lieux de pouvoir, tant politiques qu'intellectuels, de la planète apparaîtront à la lumière crue de leur signification : plus que l'abandon d'une partie de l'humanité, dont la réalpolitique internationale a donné maints exemples récents, c'est le soutien apporté à sa destruction que retiendra l'histoire.
Cet acquiescement à la dévastation de Gaza et au massacre de sa population par l'État d'Israël, à quoi s'ajoute la persécution des habitants de Cisjordanie, a suscité l'indignation de celles et ceux qui, tout en condamnant les actes sanglants ayant déclenché l'offensive, rappelaient les décennies de spoliation, de violence et d'humiliation qui les avait précédés et refusaient la poursuite de l'écrasement d'un peuple et de l'effacement de sa mémoire. Mais on les a stigmatisés et réprimés. Une police de la pensée s'est imposée. Le détournement des mots et l'inversion des valeurs ont mis à l'épreuve l'intelligence politique et le discernement moral. Ce livre propose une archive et une analyse de cette abdication historique.


Version papier : 17.00 € - Version numérique : 11.99 €  (La Découverte), 

Un ouvrage où Didier Fassin interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?

Lire les premières pages du livre : 

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 Qui est Didier FASSIN ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Fassin

 
Didier Fassin, né le 30 août 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur au Collège de France sur la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » et professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Il occupe également une direction d’études à l'École des hautes études en sciences sociales. Il a été élu à l’Académie de l’Europe en 2021 et à l’American Philosophical Society en 2022.

(...)
C’est au Sénégal, dans le cadre d’un programme de l’Institut de recherche pour le développement qu’il conduit de 1984 à 1986 sa première étude anthropologique, qui porte sur les relations entre thérapeutes et malades en milieu urbain et dont il tire la matière de sa thèse de doctorat3. En 1989, il part en Équateur à l’Institut français d’études andines pour y étudier avec la sociologue Anne-Claire Defossez, les processus rendant compte des disparités de mortalité maternelle et de santé reproductive, notamment parmi les populations indiennes4. À partir de l’année 2000, il dirige un programme sur les enjeux politiques, historiques et mémoriels du sida en Afrique du Sud, pays du monde le plus touché par l’épidémie.

Parallèlement, il s’intéresse de manière croissante aux questions morales et politiques posées par la prise en charge de personnes confrontées à des situations de précarité ou de domination : pauvres, chômeurs, migrants, réfugiés, orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophe au Venezuela, populations opprimées en Palestine5. S’appuyant sur de longues enquêtes de terrain – quinze mois avec des brigades anticriminalité et quatre ans dans une maison d’arrêt – ses recherches portent, d’un côté, sur le développement de logiques compassionnelles et de pratiques humanitaires, de l’autre, sur le déploiement de politiques répressives à travers la police, la justice et la prison.


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Docteur Honoris causa à l’Université de Liège en 2021


Crédit photo : Collège de France/Patrick Imbert

Extrait de la présentation : 

”Qu’il s’agisse de la lutte contre le sida, de la gestion des demandeurs d’asile, des contrôles policiers dans les banlieues parisiennes, ou encore de la prison, tous relèvent d’une même problématisation au sens de Michel Foucault, celle du gouvernement de catégories de personnes souvent vues comme « indésirables ». Pour analyser ces différentes politiques, Didier Fassin prend à chaque fois appui sur de longues enquêtes ethnographiques, qui visent à saisir le point de vue des différents acteurs en présence à partir de leurs pratiques et discours au quotidien, et une approche critique, qui resitue ces pratiques et discours dans les rapports de pouvoir auxquels ils participent. Au croisement de l’anthropologie et de la sociologie, les travaux de Didier Fassin ont en commun de porter une attention particulière au corps, aux affects, à la morale, aux inégalités face à la vie, et à l’histoire.
(…)
Dans chacun de ses ouvrages, Didier Fassin discute des analyses qui sont proposées de ces problèmes par les politiques, les journalistes et les intellectuels dans les médias à partir d’une analyse des chiffres à disposition, du discours des acteurs et d’une description fine des interactions sur le terrain. Ce faisant, son ambition n’est ni dénoncer une situation, ni de formuler des recommandations, mais bien d’apporter un éclairage empirique, c’est-à-dire à la fois compréhensif, critique et historique. C’est pour lui la meilleure contribution que les sciences sociales peuvent apporter aux enjeux de notre monde contemporain.
En décernant cette distinction au professeur Didier Fassin, la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège souhaite mettre en exergue la contribution de ses travaux à l’étude des politiques publiques en matière de santé et de sécurité et, de manière plus générale, à la compréhension des inégalités sociales face à la vie. Fondées sur des recherches de longue durée, ces travaux apportent un éclairage critique qui est essentiel pour penser ces enjeux au cœur de notre monde contemporain. 

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Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

  LA CITATION « Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardo...