Gaza, envoyé spécial
Le Monde, 29.05.10 - Mis à jour le 31.05.10
Ce devait être la livraison miraculeuse, comme une bouffée d'air frais en plein désert. A la mi-avril, quand Hamza Abou Helal, importateur de textile à Gaza, a vu arriver ses premiers conteneurs en l'espace de trois ans, il s'est précipité sur la cargaison, a déchiré les cartons, ouvert l'emballage plastique et... manqué défaillir.
Les chemises made in China, avec son patronyme brodé sur l'étiquette, exhalaient une odeur pestilentielle. Plus de la moitié du chargement était maculée de moisissure. Huit mille articles bons à jeter, victimes du blocus israélien. "De la Chine à Ashdod (le grand port israélien, au nord de Gaza), les conteneurs ont mis vingt-cinq jours, raconte le malheureux, face à un tas de vêtements en état de putréfaction avancée. Mais d'Ashdod à Gaza, il a fallu trois ans durant lesquels ma commande a pourri à petit feu."
Les déboires d'Hamza Abou Helal en disent long sur la mécanique du bouclage israélien de Gaza, où se mêlent hantise sécuritaire, bureaucratie ubuesque et calculs politiques, le tout empaqueté dans un feuilleton interminable aux accents tragi-comiques. A la faveur de la trêve de l'été-automne 2008 et de l'allégement du blocus qui avait suivi, le marchand gazaoui avait dédouané une partie de ses commandes, entreposées sur les docks d'Ashdod depuis juin 2007, date de la prise du pouvoir du Hamas à Gaza et du verrouillage des points de passage avec Israël.
Les camions avaient pris la route de Kerem Shalom, l'unique canal de ravitaillement de l'enclave, par où transitent les rares produits autorisés par le ministère israélien de la défense. Mais au mois de décembre 2008, avec le démarrage de la guerre de Gaza, le terminal s'était refermé devant le convoi. Dans l'incapacité de renvoyer la cargaison sous les hangars d'Ashdod, Hamza Abou Helal s'était résolu à la stocker dans le jardin de son chauffeur, exposée à l'humidité.
Un premier mois, un deuxième, un troisième, et ainsi de suite jusqu'à ce que, en avril 2010, confronté à une pétition des importateurs de textile gazaouis devant la Cour suprême, le général israélien Eitan Dangot, grand ordonnateur de la mise en quarantaine de Gaza, ne consente à faire un geste. A trois conditions : que les commandes aient été passées avant juin 2007, qu'elles aient été destinées à Gaza et que le type d'article soit spécifié, suggérant par là que certains vêtements pourraient être plus dangereux que d'autres... C'est ainsi que, après d'interminables procédures, Hamza Abou Helal a réceptionné sa pile de cartons empoisonnés.
A l'énoncé de cette histoire, Ali Al-Hayek, le vice-président de l'Association des hommes d'affaires de Gaza, lâche un long soupir et saisit le revers de sa veste. "Regardez ce costume, dit-il. C'est un Pierre Cardin. Je l'ai reçu vingt-quatre heures après avoir passé commande. Il est arrivé par les tunnels creusés à Rafah sous la frontière avec l'Egypte. C'est une évidence : le blocus ne marche pas. Mieux : le Hamas en profite. Il s'enrichit grâce aux multiples taxes qu'il lève sur la contrebande." Pour Ali Al-Hayek, "les seuls qui trinquent sont les marchands traditionnels", et "si Israël voulait véritablement affaiblir le Hamas, il lèverait le blocus. Le marché noir s'effondrerait aussitôt et l'Autorité palestinienne récupérerait à son profit les taxes sur les importations".
Un simple détour par une épicerie de Gaza corrobore l'analyse : les rayonnages débordent de produits à l'emballage bosselé ou poussiéreux, signe imparable de leur séjour souterrain. D'après l'ONG israélienne Gisha, qui tient la comptabilité du blocus, près de 4 300 types de marchandises empruntent les tunnels de Rafah.
Même le ciment, introuvable il y a encore quelques mois, parvient désormais sur le marché local, tirant les entreprises de la torpeur où elles étaient plongées depuis 2007. "Environ un tiers des établissements industriels ont repris leur activité et un quart des compagnies de construction ont recommencé à travailler, assure un économiste gazaoui. L'économie parallèle fonctionne à plein régime."
L'économie "officielle", en revanche, est sinistrée. L'armée israélienne n'autorise l'importation que de 81 articles différents, sélectionnés selon une logique qui laisse perplexe. La cannelle est permise, mais la sauge et la coriandre sont prohibées, les conserves peuvent rentrer à l'exception des fruits au sirop, les désodorisants pour toilettes ont le feu vert, mais pas la confiture...
A quoi rime cet inventaire militaire à la Prévert ? Silence radio. Justifier ces choix "pourrait affecter la sécurité nationale et les relations diplomatiques", affirme le Cogat (Coordinator of the Government Activities in the Territories), le département de l'armée dirigé par le général Dangot, qui dose l'approvisionnement de Gaza et qui n'a pas donné suite à la liste de questions transmise par Le Monde.
Dans ces circonstances, le travail d'Ayman Hamada ressemble à une partie de poker. Importateur de produits alimentaires, il ne sait jamais à l'avance si sa commande franchira les grilles de Gaza. "J'ai 300 tonnes de halwa (un dessert à base de pâte de sésame) entreposées à Ashdod depuis septembre 2008, dit-il. J'ai payé 75 000 dollars de frais de stockage pour rien car la date de péremption vient de passer. Au total, c'est 1 million de dollars foutu en l'air !" Avec l'usine de production de concentré de tomate qu'il possède, la frustration est similaire. L'armée l'empêche d'importer les boîtes de conserve vides qui lui permettraient de relancer son activité, mais laisse en revanche passer vers Gaza des tubes de concentré produit en Israël...
"Le principe du blocus, c'est "pas de développement, pas de prospérité, mais pas de crise humanitaire"", affirme un responsable humanitaire français, familier de ce dossier. Il convient que le blocus a été un peu desserré et que les convois de médicaments et de nourriture, dont dépendent près d'un million d'habitants, ne rencontrent jamais de problèmes pour rentrer dans Gaza.
Le COGAT possède d'ailleurs un document, dont l'existence a été révélée par le quotidien israélien Ha'aretz, qui définit des lignes rouges nutritives. "Le problème, c'est qu'Israël voudrait réduire l'humanitaire aux questions de soins et d'alimentation, poursuit le responsable français. C'est vrai, on ne meurt pas de faim à Gaza, mais on vit dans des conditions insupportables. On vit parfois sans accès à l'eau courante, sous une toile de tente, avec l'égout qui se déverse à côté, en dessous du taux de pauvreté le plus bas qui soit. Dans le domaine sanitaire, dans celui du logement, les besoins sont criants, mais le Cogat fait comme s'il n'entendait pas."
Il y a pourtant un plan sur le bureau du général Dangot, du nom de Robert Serry, l'envoyé spécial des Nations unies à Jérusalem. Il prévoit de relancer la mise en oeuvre des projets d'infrastructure de la communauté internationale dans la bande de Gaza, au point mort depuis 2007, blocus oblige. Des chantiers comme un réseau d'égouts, un complexe de logements, des écoles ou une station de pompage, dont le coût se chiffre à plusieurs centaines de millions de dollars.
Pour bien faire, les Nations unies ont peaufiné les systèmes de suivi du matériel importé, de façon à vérifier que les sacs de ciment ne parviennent pas dans les mains du Hamas, l'angoisse numéro un des militaires israéliens, qui redoutent que les islamistes n'aménagent des "bunkers" le long de la frontière.
L'effort n'a guère impressionné les agents du Cogat. "Ils multiplient les obstacles, les procédures et les délais de façon injustifiable, dit un bon connaisseur du plan Serry. Ils demandent des renseignements abracadabrants, du style de la taille des boulons utilisés pour fixer des fenêtres. Ils font tourner en bourrique les Nations unies."
A deux reprises, Robert Serry envisagea de dénoncer haut et fort la politique d'obstruction de l'armée israélienne. A chaque fois, à quelques heures de l'intervention prévue, un coup de téléphone ou une lettre du Cogat lui parvint, promettant, avec un à-propos remarquable, un déblocage imminent des projets. Ce fut notamment le cas en mars, à la veille de la réunion du Quartet (Nations unies, Etats-Unis, Russie, Union européenne) à Moscou, où Serry devait taper du poing sur la table. Et, à chaque fois, lesdites promesses tardent à se matérialiser. A la mi-mai, seule une demi-dizaine de camions chargés de matériaux de construction avaient pu rentrer sur les centaines requis par les chantiers des Nations unies...
Début mai, dans les colonnes du quotidien belge Le Soir, Filippo Grandi, le patron de l'UNRWA, l'agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, rompit avec la pondération de rigueur dans les cercles diplomatiques. "Cela devient une blague", lâcha-t-il, en écho à l'agacement de tous ses collègues. "Que veut Israël ?, questionne un expert étranger. Favoriser une reconstruction transparente, sous le contrôle de l'ONU, ou bien favoriser le marché noir, qui profite au Hamas ?"
La réponse, jusqu'à présent, est univoque. Elle se trouve sur les docks encombrés du port d'Ashdod, dans les salles de classe surpeuplées de l'UNRWA, ou sous les serres des producteurs de fraises, dont Israël a accepté l'exportation... un mois après le début de la saison ! Elle se trouve aussi, et c'est moins visible, dans la plate-forme officielle d'Israël Beitenou, le parti du ministre israélien des affaires étrangères, Avigdor Lieberman.
Ce texte appelle ouvertement à isoler la bande de Gaza du reste des territoires occupés et à empêcher tout mouvement de biens ou de personnes en direction de ce bout de terre. "Pour le statut final de Gaza, le modèle doit être Hongkong", peut-on lire sur le site du parti, qui milite pour une cité-Etat durablement isolée. Un territoire sous cloche transformé en dragon asiatique ? Pas sûr que cette nouvelle "blague" fasse rire les Gazaouis.
Benjamin Barthe
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