« Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre à Gaza que je suis incapable d’arrêter »
Propos recueillis par Dimitri Krier
Publié par le Nouvel Obs le 23 mai 2025
Témoignage Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, ont accepté de converser. Dans cette lettre, Michelle dit entendre depuis son appartement, au sud d’Israël, les bombes qui pleuvent sur Gaza.
Le début de la lettre se trouve sur LARCENCIEL, ici.
« Sderot, Israël, 18 mai 2025
Chère Tala,
Ça me pèse de t’écrire à nouveau. La dernière fois – en janvier –, je croyais sincèrement que la guerre allait s’arrêter définitivement. Et pourtant, nous en sommes toujours là. Honnêtement, je me sens abattue. J’ai énormément de mal à t’écrire cette lettre. J’ai l’impression de ne plus savoir quoi dire, de ne plus savoir quoi faire non plus. J’ai manifesté, j’ai écrit, j’ai parlé, j’ai utilisé tous mes réseaux sociaux, j’ai collecté des fonds, et pourtant, rien, absolument rien, n’a changé. Je me sens plus petite et plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter.
A mon université, un groupe d’étudiants dont je fais partie a récemment organisé une projection de « No Other Land », un film puissant réalisé par un Israélien et un Palestinien sur le village de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Ce long métrage a reçu une large reconnaissance internationale et a même remporté un oscar, je ne sais pas si tu en as entendu parler. Au début de la projection, des personnes, debout au fond de la salle, se sont mises à crier, nous ordonnant de l’arrêter. Quelques minutes plus tard, d’autres personnes sont arrivées, rassemblées à l’extérieur de la salle, frappant à la porte, hurlant des insultes et des menaces. L’un d’entre eux a coupé l’électricité du bâtiment, nous plongeant dans le noir, et rendant la projection impossible. Ils étaient peut-être une vingtaine à manifester contre notre projection. J’ai appris plus tard que l’événement avait été partagé dans des groupes d’organisations d’extrême droite appelant à interrompre le visionnage du documentaire. Certains n’étaient même pas étudiants et n’avaient rien à faire dans notre université. D’autres se vantaient de revenir tout juste de leur service militaire à Gaza. Dans tous les cas, ces manifestants n’avaient pas vu le film. Ils ne savent pas ce qu’il montre et ne voudront d’ailleurs jamais le savoir.
La police a dû intervenir pour calmer le jeu et nous protéger. Et pourtant, de manière inexplicable, elle a permis aux manifestants d’entrer, refusant de protéger l’entrée de l’université. Quand nous avons demandé aux forces de l’ordre de nous laisser rétablir l’électricité pour pouvoir reprendre la projection, elles ont répondu que leur rôle n’était pas de nous aider à regarder le film, mais d’empêcher les violences. J’ai eu le sentiment qu’elles étaient plus solidaires des manifestants que de nous.
Nous n’avons pas pu finir la projection ce jour-là, et nous avons dû être escortés par la police jusqu’à l’extérieur de l’université. Personne n’a été blessé, mais leur intention était claire : semer la terreur et faire peur à ceux qui osent sortir du rang. Et pour être honnête, j’ai moi-même eu peur.
Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué. La police interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués – même des images non choquantes, juste leurs visages, avant leur mort. La Marche annuelle du Retour, organisée par les citoyens palestiniens d’Israël pour commémorer la Nakba, n’a pas été officiellement interdite, mais les conditions imposées par la police l’ont rendue impossible : pas plus de 700 manifestants (alors que des milliers y participent habituellement), aucun véhicule privé autour du lieu, ni de drapeau palestinien. Finalement, les organisateurs ont choisi de l’annuler, craignant que les règles draconiennes n’entraînent des arrestations ou des violences contre les participants.
Une manifestation organisée le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. La police israélienne interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE
« Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué ». Ici le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE
Tala, quand le nord de Gaza est bombardé, le bruit des bombes est tellement fort que je l’entends depuis mon appartement à Sderot. Parfois, les fenêtres tremblent, vibrent. Il y a deux semaines, nous avons célébré la Journée nationale de commémoration de la Shoah en Israël. A 10 heures du matin, une sirène a retenti pour marquer une minute de silence et honorer la mémoire des victimes. Toute la journée, j’ai entendu les bruits lointains des bombardements et j’ai ressenti un profond malaise. Je crois que pour certains, continuer à bombarder en ce jour particulier était une manière d’affirmer leur force. Je n’arrive tout simplement pas à comprendre ce qui peut se passer dans la tête de quelqu’un qui passe sa journée à bombarder des êtres humains. Souvent, je pense à cette phrase du professeur Yehuda Elkana, survivant de la Shoah et historien : “Deux nations sont sorties d’Auschwitz, une minorité disant ‘plus jamais ça’, et une majorité, effrayée et anxieuse disant ‘plus jamais ça pour nous’” Aujourd’hui plus que jamais, je pense qu’il avait raison.
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Même les images non choquantes des enfants tués à Gaza sont interdites. Ici, le 18 mai 2025. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE |
A mesure que les actions du gouvernement deviennent plus répressives, je retrouve un peu d’espoir en voyant plus de citoyens lambda s’exprimer. Je me souviens que dans une de mes lettres précédentes, je t’avais écrit que la majorité des Israéliens soutenaient la guerre. Je ne peux pas dire que cela a totalement changé, mais j’observe aujourd’hui plus de voix dissidentes. Depuis la première phase du cessez-le-feu [19 janvier-26 février, NDLR], de nombreuses personnes appellent à la fin de la guerre ou expriment leur refus d’y participer. La plupart motivent leur refus, bien sûr, par des préoccupations concernant les otages et la crainte que l’action militaire en cours ne compromette un éventuel accord pour leur retour. Mais j’en ai entendu certains dire qu’ils pensent avoir été témoins de crimes de guerre, et qu’ils refusent d’y prendre part. Pour toi, cela semble être une évidence, mais ici, c’est un tabou profond. Le consensus général a toujours été de servir quand on est appelé, peu importe ses convictions personnelles.
Récemment, nous avons appris en Israël que quinze secouristes avaient été tués par l’armée à Rafah dans d’affreuses conditions. Je pense que nous sommes, alors même que c’est notre armée qui les a tués, parmi ceux qui en ont entendu le moins parler dans le monde. Mais beaucoup d’Israéliens ont été sincèrement touchés et bouleversés par cette histoire. Non seulement les actes des soldats étaient horribles, mais les tentatives de leurs supérieurs pour couvrir l’affaire et nier les faits étaient tout aussi choquantes. Ces événements obligent de plus en plus de gens à s’interroger sur ce qui se passe réellement.
Tala, je pense constamment à toi. Comment vas-tu ? Où es-tu maintenant ? Je me demande ce qui t’est arrivé depuis la fin du cessez-le-feu. As-tu pu rester au même endroit ou as-tu dû encore une fois fuir ? Les infos nous disent si peu. Je ne peux pas imaginer ce que tu as vécu ces dernières semaines. Es-tu en sécurité ? As-tu accès aux besoins essentiels ?
A bientôt,
Michelle »
◗ Traduit de l’anglais par Dimitri Krier
BIO EXPRESS
Tala, jeune Palestinienne de 20 ans, est née et a grandi à Gaza City. Etudiante en droit et écrivaine, elle milite pour les droits humains. Déplacée par la guerre, Tala survit à Deir al-Balah, dans le centre de bande de Gaza, depuis octobre 2023. Elle rêve de pouvoir un jour étudier à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni.
Michelle, jeune Israélienne de 24 ans, est née et a grandi à Jérusalem. Elle vivait à Sdérot, la ville israélienne la plus proche de Gaza, attaquée par des commandos du Hamas le 7 octobre 2023. Réfugiée à Zoran, dans le centre d’Israël, elle est de retour à Sdérot. Michelle étudie le droit au Sapir College et se définit comme une Israélienne de gauche.
Une correspondance entre Gaza et Israël
« Le Nouvel Obs » a proposé à Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, de converser. Les deux étudiantes en droit, déplacées par la guerre, ont accepté :
• Lettre de Gaza à Israël, 11 mars 2024 : « Michelle, que fais-tu pendant que mon peuple meurt sous les bombes ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 25 mars 2024 : « Y a-t-il encore des personnes à Gaza qui croient en une solution pacifique ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 7 avril 2024 : « Michelle, si les droits de l’homme et le droit international comptent pour toi, tu dois admettre quatre choses... »
• Lettre d’Israël à Gaza, 14 avril 2024 : « Tala, quand Israël viole le droit international, je m’y oppose ; pourrais-tu aussi t’opposer aux actions du Hamas ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 29 mai 2024 : « Michelle, les droits de l’homme doivent être notre boussole. Le monde nous regarde »
• Lettre d’Israël à Gaza, 2 juin 2024 : « Beaucoup s’indignent de la situation à Rafah mais la majorité des Israéliens soutient encore cette guerre »
• Lettre d’Israël à Gaza, 23 octobre 2024 : « Au petit matin, mes prières n’avaient pas marché. Il était mort »
• Lettre de Gaza à Israël, 1ᵉʳ novembre 2024 : « Quand allons-nous arrêter de vénérer les morts et de combattre les vivants ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 28 janvier 2025 : « Je sais que cette guerre à Gaza restera à jamais une tache sombre et honteuse dans notre histoire »
• Lettre de Gaza à Israël, 2 février 2025 : « Elle a trouvé son mari sous les décombres, ses mains croisées comme s’il tenait leur bébé… mais le bébé avait disparu »
• Lettre d’Israël à Gaza, 18 mai 2025 : « Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter »
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