21 juin 2025

Joe Sacco sur la guerre à Gaza : « Nous créons en ce moment même les problèmes du futur »

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Propos recueillis par Amandine Schmitt

Publié le 6 octobre 2024

Temps de lecture : 9 min.

Légende du BD journalisme, Joe Sacco s’est intéressé à la question palestinienne à de nombreuses reprises. Il y revient dans un pamphlet qui met en cause l’implication des Etats-Unis dans la guerre qui oppose Israël au Hamas. Entretien.

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Trente-deux pages en forme d’uppercut. C’est « Guerre à Gaza », le nouvel opus de Joe Sacco, prépublié en épisodes sur le site spécialisé The Comics Journal aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, l’auteur américain a souvent traité de la question palestinienne à travers de longs reportages (« Palestine », « Gaza 1956 »). Ici, il raconte avec force et un certain humour grinçant à quel point la guerre qui oppose Israël au Hamas le ronge. Il dénonce avec véhémence le rôle de Joe Biden et interroge notre responsabilité collective. « L’Occident est venu mourir à Gaza », note-t-il. Rencontre avec celui qui juge que le conflit a « des airs d’apocalypse ».


• Vous vous souvenez de ce que vous faisiez quand vous avez entendu parler du raid du Hamas sur Israël le 7 octobre dernier ?
Joe Sacco Non, parce que j’étais si bouleversé que c’est comme si mon cerveau s’était mis en pause. Le nombre de victimes israéliennes m’a paralysé et a rendu insignifiant tous les prétextes que j’aurais pu accepter pour justifier la dimension militaire de l’attaque. Toutes les atrocités supposément commises par le Hamas se sont succédé : bébés décapités, bébés dans des fours, bébés pendus sur une corde à linge, viols… sans qu’on sache le vrai du faux. À peine essayait-on de digérer ce qui était arrivé aux civils israéliens que les civils palestiniens étaient tués en masse, jour après jour. Quiconque s’intéresse à la géopolitique au Moyen-Orient savait que la réponse israélienne serait fulgurante et disproportionnée. Mais je n’aurais jamais pu deviner que ce serait à une telle échelle.
Pendant des semaines, j’ai été horrifié. A la fois par l’ampleur des bombardements sur Gaza, mais aussi par le discours de dirigeants israéliens. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a mentionné Amalek, faisant référence au passage biblique où on ordonne aux Israélites d’exterminer les Amalécites, « hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes ». Quel signal voulait-il envoyer ? Bien sûr, je comprends qu’il y ait un grand traumatisme et que les Israéliens soient en colère. Mais de là à élever la réponse au niveau d’un génocide ? Où va-t-on à partir de là ? J’ai l’impression qu’on a fermé la porte à une sortie de crise et que le discours a dérivé sur l’annihilation d’un peuple. On a l’impression d’assister à la destruction de Carthage par les Romains.


• Pour qualifier la stratégie d’Israël, vous proposez la terminologie « auto-défense génocidaire ».
La légitime défense existe. Mais doit-elle en arriver au point d’anéantir un peuple entier ? Les politiciens américains répètent qu’Israël a le droit de se défendre. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Dans quelle mesure ? Quelles sont les limites ? Est-ce un chèque en blanc ? Nous devons interroger ces expressions toutes faites qui deviennent des truismes. Pour autant, je ne nie aucunement la douleur que traversent les Israéliens. La nièce d’un ami israélien vivant à New York a perdu sept amis dans la rave party visée par le Hamas. C’est terrible. Mais je ne crois pas que l’extermination soit la solution, quelle que soit la situation.


• Alors que vous nous avez habitués au reportage, vous revenez avec une BD très différente de votre production habituelle. Pourquoi avoir choisi la forme du pamphlet ?
Ayant beaucoup écrit et dessiné sur la question palestinienne, je me devais de réagir. Est-ce que je voulais écrire sur une autre guerre ? Non, je travaillais sur un livre sur l’Inde qui était déjà assez violent. [« Souffler sur le feu », à paraître le 6 novembre chez Futuropolis, NDLR]. Je ne savais pas sous quelle forme m’y prendre. S’il y avait eu un moyen d’entrer à Gaza − et il n’y en a pas −, j’y aurais réfléchi. Le déclic s’est produit lorsque l’un de mes amis à Gaza m’a écrit : « S’il te plaît, fais entendre ta voix contre ces crimes. » Cela a pris des semaines pour que mes pensées décantent. J’ai choisi la satire que j’ai déjà pratiquée, même si je ne suis pas connu en France pour ça.


• Votre cible principale est Joe Biden et l’administration américaine.
Ça me frustre de voir la Maison-Blanche prétendre avoir toujours travaillé à un cessez-le-feu alors que quelques jours après le raid du Hamas, un de leurs porte-parole qualifiait les appels au cessez-le-feu de « répugnants ». Et puis, il y a Joe Biden qui a mentionné des bébés décapités. C’est une chose de parler d’atrocités. C’en est une autre de les fabriquer. Si vous cherchez à déshumaniser une population et à radicaliser les gens, vous parlez du mal fait aux femmes et aux enfants. Biden n’a eu de cesse de répéter ce mensonge, et d’autres gens à sa suite. Pour moi, ils font partie de la machinerie qui a ouvert la porte à un génocide. Et, en tant que citoyen américain, je me sens impliqué. Par mes impôts qui pourraient financer des bombes − c’est la version la plus directe − mais plus largement parce que, nous Occidentaux, avons une responsabilité, que nous le voulions ou non. Je préférerais ne pas être perçu ainsi, mais c’est le cas. J’ai l’impression d’avoir du sang sur les mains.

• Kamala Harris ne représente aucun espoir de changement de votre point de vue ?
Non. Elle a une façon douce de s’exprimer, qui apaise les gens. Elle dit ce qu’ils ont envie d’entendre pour qu’ils aient bonne conscience de voter pour elle : « Je travaille dur à un cessez-le-feu. Trop de Palestiniens ont péri. » Mais elle est aussi très claire sur le fait qu’elle soutiendra Israël. Et que, donc, elle continuera à envoyer des armes. Kamala Harris est façonnée par les mêmes personnes qui ont façonné Biden. Elle fait partie du même système.

• Qu’est-ce qui vous donne une lueur d’espoir ?
Ce n’est pas vraiment un espoir pour la situation à court terme, mais au moins, il y a une jeune génération aux Etats-Unis qui s’éloigne du discours dominant. Je veux parler des étudiants qui manifestent contre la guerre à Gaza. La preuve qu’ils représentent une menace réelle pour les pouvoirs en place, c’est qu’on leur envoie la police, qu’on les menace d’expulsion, de suspendre leur diplôme ou de ne jamais trouver d’emploi. C’est fou, ils étudient des intellectuels anticolonialistes comme Frantz Fanon ou Edward Saïd, et une fois qu’ils commencent à les assimiler et à agir en conséquence, on leur envoie la police. Quelle blague ! En tous les cas, leur mobilisation fait de l’effet. Est-ce que ça aura un effet à long terme ? Est-ce qu’ils pourront accéder au pouvoir un jour ? J’espère au moins que cela aidera l’Amérique à penser la situation en termes plus rationnels et plus humains. Cela étant dit, même si ces étudiants ont de nouvelles opinions, est-ce que cela aide les Palestiniens actuellement ? Est-ce que cela les aidera dans dix ans ? Dans quinze ans ?


• Vous pensez que la paix est encore possible ?
La réponse israélienne a été tellement maximaliste qu’il est difficile d’imaginer un horizon politique. Tout ce que j’entrevois, c’est la paix par l’assujettissement. Ou la paix par expulsion, parce que les Palestiniens seront tous partis. Ou pire encore, la paix par annihilation. Je suis très inquiet. Je pense que nous devrions tous être très inquiets, non seulement de ce qui se passera dans cinq ou dix ans, mais même dans 100 ans. Qui sait quelle sera la situation, comment ce problème réapparaîtra et vers quoi il mènera. Nous créons en ce moment les problèmes du futur et même du futur lointain. Après tout, nous sommes toujours pris dans la déclaration Balfour de 1917 [texte qui ouvre la voie à la création de l’Etat d’Israël, NDLR] et les décisions prises par le gouvernement britannique. Comment croire que ce qui se passe actuellement n’aura pas de répercussions dans cent ou deux cents ans ? Nous ne rendons pas service à l’avenir.


• Etes-vous toujours en relation avec des Gazaouis ?
Je corresponds avec deux personnes. La première est celle qui m’a demandé de prendre la parole à travers cette BD. Elle a réussi à se réfugier au Caire − ce qui doit être désormais impossible car les Israéliens contrôlent le corridor de Philadelphie [bande de terre située le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, NDLR]. Je lui ai demandé ce qu’il était advenu de sa maison, dans laquelle j’avais séjourné. Il m’a répondu qu’elle avait disparu, que tout a disparu. Mon deuxième ami faisait une apparition dans « Gaza 1956 » (2010, Futuropolis). Il est en mouvement perpétuel, selon les frappes qui ont notamment décimé la famille de son oncle, mais aussi en fonction des conditions sanitaires. Parfois, il ne trouve pas d’eau. Il m’en dit de moins en moins sur la situation. Au début, il me décrivait ce qu’il mangeait, ce qu’il dépensait, mais ses messages sont de plus en plus allusifs. Parfois ce n’est qu’une demi-phrase. Je crois qu’il est psychologiquement à bout.

• Quelques planches issues de « Gaza 1956 » sont actuellement exposées au centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Bande dessinée (1964-2024) ». En les contemplant, on se dit que la situation n’a pas tellement changé…
 

Les choses ont changé, mais en pire. Ce dont je me rends compte au fil du temps, c’est que les germes de ce que nous voyons aujourd’hui étaient déjà présents dans mon premier livre sur le sujet. L’oppression, la brutalisation, l’humiliation du peuple palestinien n’a fait que perdurer. Lorsque je travaillais sur « Palestine » (Vertige Graphic, 1996), les accords d’Oslo ont été signés [tentative de processus de paix israélo-palestinien, signé en 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton, NDLR]. Sur le coup, je me suis dit : peut-être que la paix va advenir, peut-être que mon livre arrive trop tard et que ce sera simplement un bouquin d’histoire. Ce n’est plus ce que je ressens. Maintenant, je le vois comme une sorte de voix lointaine qui venait préfigurer ce qui se passe aujourd’hui.

• L’humiliation, c’est ce qui vous a le plus frappé lors de vos reportages en Palestine ?
Dans « Palestine », je raconte une scène à laquelle j’ai assisté à Jérusalem. Trois soldats ont arrêté un enfant palestinien de 10 ou 12 ans. Ils se tenaient sous un auvent pendant que lui était debout sous la pluie pour subir son interrogatoire. Il clignait des yeux sous la pluie et les soldats l’interrogeaient, le harcelaient, l’humiliaient. On peut imaginer l’arrogance de quelqu’un avec du pouvoir. Mais celui qui n’a pas de pouvoir ? A quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il dans la tête ? C’est une question à laquelle il est plus difficile de répondre, mais je pense les graines de ce qui se passe actuellement sont dans ce genre de détails. C’est une anecdote, mais elle en dit long.


• Comment avez-vous commencé à vous intéresser au conflit israélo-palestinien ?
J’ai grandi en pensant que les Palestiniens étaient des terroristes. Dans la presse ou à la télévision américaine, les deux mots étaient toujours associés. Les choses ont commencé à changer dans mon esprit au début des années 1980, avec le massacre de Palestiniens à Sabra et au camp de réfugiés de Chatila. Je me rappelle des photos de cadavres dans « Time » et j’ai commencé à me poser des questions qui m’ont longtemps poursuivi. J’ai réalisé qu’il existait une autre version. J’ai pris en grippe le journalisme américain et sa prétendue objectivité alors que l’historique des relations israélo-palestiniennes n’était jamais rappelé. Ça m’a vraiment énervé d’être floué et que, sans réfléchir, je fasse le raccourci Palestinien-terroriste. Une grande partie de mon travail est donc une pénitence.
 

• Arrivez-vous encore à suivre l’actualité à Gaza ?
Je lis tous les jours la presse, mais je suis moins Al Jazeera que quand je travaillais sur le sujet. Honnêtement, je comprends que les gens ne puissent pas supporter tout ça. Nous avons peut-être l’obligation morale de regarder, mais après presque un an, c’est devenu notre nouvelle normalité. C’est un autre aspect problématique. Nous nous habituons à voir des centaines de personnes mourir chaque jour, même si le niveau de violence est inédit depuis peut-être la Seconde Guerre mondiale ou la guerre de Corée. Et il est devenu normal que des pays violent tous les soi-disant protocoles. Et il est devenu normal que l’Amérique couvre tout ça. Quelle est la prochaine étape ?

« Guerre à Gaza », par Joe Sacco, traduit de l’anglais par Sidonie Van den Dries, Futuropolis, 32 p., 6,90 euros.


Joe Sacco, bio express

Né en 1960 à Malte, Joe Sacco, vit aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, il crée l’événement en 1993 avec « Palestine » (Vertige Graphic, 1996, réédition Rackham), première bande dessinée de reportage de près de 300 pages. Ses voyages suivants le conduiront en Bosnie durant la guerre en ex-Yougoslavie, dont il tirera « Goražde » (Rackham, 2014), « The fixer » (2015) et « Derniers Jours de guerre » (2015). Joe Sacco retourne en Palestine en 2003 afin de réaliser une longue bande dessinée documentaire, « Gaza 1956 » (Futuropolis, 2010), qui sera bardé de prix (prix Regards sur le monde 2011, prix Franceinfo de la bande dessinée d’actualité 2011, prix du magazine Lire 2010). Il est aussi l’auteur de « la Grande Guerre, le premier jour de la bataille de la Somme reconstitué heure par heure » (2014), « Payer la terre » (2020) et publiera en novembre « Souffler sur le feu », au sujet de l’Inde.
Propos recueillis par Amandine Schmitt

VOIR des extraits de l'article dans Larcenciel : https://www.larcenciel.be/spip.php?article1616

28 mai 2025

Lettre d’Israël à Gaza (11ème lettre, datée du 23 mai 2025)

 « Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre à Gaza que je suis incapable d’arrêter »

 Propos recueillis par Dimitri Krier
Publié par le Nouvel Obs le 23 mai 2025 

 Témoignage  Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, ont accepté de converser. Dans cette lettre, Michelle dit entendre depuis son appartement, au sud d’Israël, les bombes qui pleuvent sur Gaza.

Le début de la lettre se trouve sur LARCENCIEL, ici.

« Sderot, Israël, 18 mai 2025


Chère Tala,
Ça me pèse de t’écrire à nouveau. La dernière fois – en janvier –, je croyais sincèrement que la guerre allait s’arrêter définitivement. Et pourtant, nous en sommes toujours là. Honnêtement, je me sens abattue. J’ai énormément de mal à t’écrire cette lettre. J’ai l’impression de ne plus savoir quoi dire, de ne plus savoir quoi faire non plus. J’ai manifesté, j’ai écrit, j’ai parlé, j’ai utilisé tous mes réseaux sociaux, j’ai collecté des fonds, et pourtant, rien, absolument rien, n’a changé. Je me sens plus petite et plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter. 

A mon université, un groupe d’étudiants dont je fais partie a récemment organisé une projection de « No Other Land », un film puissant réalisé par un Israélien et un Palestinien sur le village de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Ce long métrage a reçu une large reconnaissance internationale et a même remporté un oscar, je ne sais pas si tu en as entendu parler. Au début de la projection, des personnes, debout au fond de la salle, se sont mises à crier, nous ordonnant de l’arrêter. Quelques minutes plus tard, d’autres personnes sont arrivées, rassemblées à l’extérieur de la salle, frappant à la porte, hurlant des insultes et des menaces. L’un d’entre eux a coupé l’électricité du bâtiment, nous plongeant dans le noir, et rendant la projection impossible. Ils étaient peut-être une vingtaine à manifester contre notre projection. J’ai appris plus tard que l’événement avait été partagé dans des groupes d’organisations d’extrême droite appelant à interrompre le visionnage du documentaire. Certains n’étaient même pas étudiants et n’avaient rien à faire dans notre université. D’autres se vantaient de revenir tout juste de leur service militaire à Gaza. Dans tous les cas, ces manifestants n’avaient pas vu le film. Ils ne savent pas ce qu’il montre et ne voudront d’ailleurs jamais le savoir. 

La police a dû intervenir pour calmer le jeu et nous protéger. Et pourtant, de manière inexplicable, elle a permis aux manifestants d’entrer, refusant de protéger l’entrée de l’université. Quand nous avons demandé aux forces de l’ordre de nous laisser rétablir l’électricité pour pouvoir reprendre la projection, elles ont répondu que leur rôle n’était pas de nous aider à regarder le film, mais d’empêcher les violences. J’ai eu le sentiment qu’elles étaient plus solidaires des manifestants que de nous.

Nous n’avons pas pu finir la projection ce jour-là, et nous avons dû être escortés par la police jusqu’à l’extérieur de l’université. Personne n’a été blessé, mais leur intention était claire : semer la terreur et faire peur à ceux qui osent sortir du rang. Et pour être honnête, j’ai moi-même eu peur. 

 Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué. La police interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués – même des images non choquantes, juste leurs visages, avant leur mort. La Marche annuelle du Retour, organisée par les citoyens palestiniens d’Israël pour commémorer la Nakba, n’a pas été officiellement interdite, mais les conditions imposées par la police l’ont rendue impossible : pas plus de 700 manifestants (alors que des milliers y participent habituellement), aucun véhicule privé autour du lieu, ni de drapeau palestinien. Finalement, les organisateurs ont choisi de l’annuler, craignant que les règles draconiennes n’entraînent des arrestations ou des violences contre les participants.

Une manifestation organisée le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. La police israélienne interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE

« Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué ». Ici le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE


Tala, quand le nord de Gaza est bombardé, le bruit des bombes est tellement fort que je l’entends depuis mon appartement à Sderot. Parfois, les fenêtres tremblent, vibrent. Il y a deux semaines, nous avons célébré la Journée nationale de commémoration de la Shoah en Israël. A 10 heures du matin, une sirène a retenti pour marquer une minute de silence et honorer la mémoire des victimes. Toute la journée, j’ai entendu les bruits lointains des bombardements et j’ai ressenti un profond malaise. Je crois que pour certains, continuer à bombarder en ce jour particulier était une manière d’affirmer leur force. Je n’arrive tout simplement pas à comprendre ce qui peut se passer dans la tête de quelqu’un qui passe sa journée à bombarder des êtres humains. Souvent, je pense à cette phrase du professeur Yehuda Elkana, survivant de la Shoah et historien : “Deux nations sont sorties d’Auschwitz, une minorité disant ‘plus jamais ça’,  et une majorité, effrayée et anxieuse disant ‘plus jamais ça pour nous’” Aujourd’hui plus que jamais, je pense qu’il avait raison.


 

Même les images non choquantes des enfants tués à Gaza sont interdites. Ici, le 18 mai 2025. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE   

 

A mesure que les actions du gouvernement deviennent plus répressives, je retrouve un peu d’espoir en voyant plus de citoyens lambda s’exprimer. Je me souviens que dans une de mes lettres précédentes, je t’avais écrit que la majorité des Israéliens soutenaient la guerre. Je ne peux pas dire que cela a totalement changé, mais j’observe aujourd’hui plus de voix dissidentes. Depuis la première phase du cessez-le-feu [19 janvier-26 février, NDLR], de nombreuses personnes appellent à la fin de la guerre ou expriment leur refus d’y participer. La plupart motivent leur refus, bien sûr, par des préoccupations concernant les otages et la crainte que l’action militaire en cours ne compromette un éventuel accord pour leur retour. Mais j’en ai entendu certains dire qu’ils pensent avoir été témoins de crimes de guerre, et qu’ils refusent d’y prendre part. Pour toi, cela semble être une évidence, mais ici, c’est un tabou profond. Le consensus général a toujours été de servir quand on est appelé, peu importe ses convictions personnelles.
 

Récemment, nous avons appris en Israël que quinze secouristes avaient été tués par l’armée à Rafah dans d’affreuses conditions. Je pense que nous sommes, alors même que c’est notre armée qui les a tués, parmi ceux qui en ont entendu le moins parler dans le monde. Mais beaucoup d’Israéliens ont été sincèrement touchés et bouleversés par cette histoire. Non seulement les actes des soldats étaient horribles, mais les tentatives de leurs supérieurs pour couvrir l’affaire et nier les faits étaient tout aussi choquantes. Ces événements obligent de plus en plus de gens à s’interroger sur ce qui se passe réellement.
 

Tala, je pense constamment à toi. Comment vas-tu ? Où es-tu maintenant ? Je me demande ce qui t’est arrivé depuis la fin du cessez-le-feu. As-tu pu rester au même endroit ou as-tu dû encore une fois fuir ? Les infos nous disent si peu. Je ne peux pas imaginer ce que tu as vécu ces dernières semaines. Es-tu en sécurité ? As-tu accès aux besoins essentiels ? 

A bientôt,
Michelle »
 

◗ Traduit de l’anglais par Dimitri Krier
BIO EXPRESS


Tala, jeune Palestinienne de 20 ans, est née et a grandi à Gaza City. Etudiante en droit et écrivaine, elle milite pour les droits humains. Déplacée par la guerre, Tala survit à Deir al-Balah, dans le centre de bande de Gaza, depuis octobre 2023. Elle rêve de pouvoir un jour étudier à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni. 

Michelle, jeune Israélienne de 24 ans, est née et a grandi à Jérusalem. Elle vivait à Sdérot, la ville israélienne la plus proche de Gaza, attaquée par des commandos du Hamas le 7 octobre 2023. Réfugiée à Zoran, dans le centre d’Israël, elle est de retour à Sdérot. Michelle étudie le droit au Sapir College et se définit comme une Israélienne de gauche.


Une correspondance entre Gaza et Israël
« Le Nouvel Obs » a proposé à Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, de converser. Les deux étudiantes en droit, déplacées par la guerre, ont accepté : 

• Lettre de Gaza à Israël, 11 mars 2024 : « Michelle, que fais-tu pendant que mon peuple meurt sous les bombes ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 25 mars 2024 : « Y a-t-il encore des personnes à Gaza qui croient en une solution pacifique ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 7 avril 2024 : « Michelle, si les droits de l’homme et le droit international comptent pour toi, tu dois admettre quatre choses... »
• Lettre d’Israël à Gaza, 14 avril 2024 : « Tala, quand Israël viole le droit international, je m’y oppose ; pourrais-tu aussi t’opposer aux actions du Hamas ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 29 mai 2024 : « Michelle, les droits de l’homme doivent être notre boussole. Le monde nous regarde »
• Lettre d’Israël à Gaza, 2 juin 2024 : « Beaucoup s’indignent de la situation à Rafah mais la majorité des Israéliens soutient encore cette guerre »
• Lettre d’Israël à Gaza, 23 octobre 2024 : « Au petit matin, mes prières n’avaient pas marché. Il était mort »
• Lettre de Gaza à Israël, 1ᵉʳ novembre 2024 : « Quand allons-nous arrêter de vénérer les morts et de combattre les vivants ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 28 janvier 2025 : « Je sais que cette guerre à Gaza restera à jamais une tache sombre et honteuse dans notre histoire »
•  Lettre de Gaza à Israël, 2 février 2025 : « Elle a trouvé son mari sous les décombres, ses mains croisées comme s’il tenait leur bébé… mais le bébé avait disparu »
• Lettre d’Israël à Gaza, 18 mai 2025 : « Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter »
 


 

17 mars 2025

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

 
LA CITATION
« Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. »

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »
 

Propos recueillis par Céline Lussato
Publié dans leNouvel Obs le 10 mars 2025, mis à jour le 14 mars 2025

"Seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble."
Entretien  

Dans « Au ras du sol », le journal qu’il a tenu à Tel-Aviv durant les six premiers mois de la guerre, l’auteur de romans policiers israélien Dror Mishani livre ses doutes et ses espoirs et nous plonge dans ce pays où il est devenu si difficile, mais si important pour lui, de vivre. 

Le 7 octobre 2023, tandis que le Hamas lançait sa vaste attaque contre Israël, Dror Mishani était en France, à Toulouse, pour des rencontres littéraires. La distance n’a pas amoindri le choc, le traumatisme. Comme des milliers d’Israéliens bloqués à l’étranger, l’écrivain a précipité son retour dans un pays, une nouvelle fois, en guerre. Lui, le pacifiste, défenseur du droit des Palestiniens à vivre libres aux côtés des Israéliens sur cette terre disputée, l’affirme immédiatement : « Et si une guerre totale n’était pas inéluctable ? Et si on se demandait à quoi bon utiliser la violence pour tenter d’éviter une catastrophe qui s’est déjà produite ? » Mais son gouvernement choisira la riposte la plus implacable, soutenu par une large part de la population, traumatisée par les récits des pires horreurs subies dans l’histoire du pays. 

Durant les six premiers mois de cette guerre, l’écrivain a tenu un journal. L’auteur de romans policiers à succès a mis de côté son enquêteur Avraham Avraham, ce flic taciturne imaginé en 2011 dans « Une disparition inquiétante » (Seuil. Adapté au cinéma par Erick Zonca en 2018, « Fleuve noir »), pour livrer un récit à la première personne, confiant ses sentiments, ses doutes, ses confrontations familiales. Avec « Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre » (Gallimard), il offre un livre important qui nous plonge dans la société israélienne, nous permet de mieux la comprendre et, peut-être, de garder espoir, à l’image de l’auteur qui, un peu seul contre tous dans son ouvrage, continue de croire que la paix reste possible.

De retour à Paris, ce francophile et parfait francophone nous a reçus chez Gallimard pour un entretien, pour une fois, plus politique que littéraire. « Je suis plus habitué à parler de littérature noire, concède-t-il d’entrée de jeu. Mais j’assume, c’est le livre que j’ai écrit ! » 

Après avoir été publié en Allemagne et en Espagne, votre livre est publié simultanément en France et en Israël. Il ne devait pas paraître en hébreu. Pourquoi avoir changé d’avis ?

Dror Mishani Mon éditrice m’a convaincu de l’importance de le publier en Israël. J’avais peur et j’ai encore peur. Le côté très personnel, intime, du livre m’effraie. Mes romans policiers sont toujours personnels mais je suis habitué à m’abriter derrière le voile de la fiction. Ici, je parle de ma fille, mon fils, ma femme et de toute ma famille. Je confie sur moi-même et mon histoire des aspects que je n’ai jamais racontés, comme le récit autour de mon service militaire. Seuls mes amis connaissent mon histoire avec l’armée. C’est effrayant de livrer sa vie. Par ailleurs, ce livre mélange la littérature et la politique. Mes positions sont connues, j’ai écrit des articles dans le quotidien « Haaretz », donc il ne s’agit pas de révéler mes opinions. Mêler la politique et la littérature, c’est différent. Mes romans policiers sont assez populaires et j’ai prévenu mon éditrice que nous allions sans doute perdre des lecteurs. Mais elle a dit : « Peu importe, ta voix est importante pour le discours sur la guerre et ses conséquences en Israël. » C’est pourquoi, finalement, le livre sort également dans mon pays. 

Vous montrez, notamment au travers de dialogues avec votre mère et surtout votre fille à quel point les voix bellicistes ont pris le dessus. Les positions de votre fille, traumatisée comme toute la société par les attaques du Hamas, sont aujourd’hui bien plus représentatives de l’opinion israélienne que les vôtres n’est-ce pas ?

Oui, sûrement. Mais des voix critiques existent. De nombreux Israéliens dénoncent notre gouvernement, en particulier concernant sa politique vis-à-vis des otages et sa politique d’avant le 7-Octobre. Ce qu’il nous manque davantage, c’est la critique de notre position en tant qu’Etat, en tant qu’Israéliens, vis-à-vis des Palestiniens. [Le Premier ministre israélien] Benyamin Netanyahou y est pour beaucoup mais cela n’a pas commencé avec lui. La politique de l’Etat d’Israël envers les Palestiniens n’a pas vraiment changé toutes ces décennies. La société israélienne s’est radicalisée après le massacre. Même si Netanyahou est remplacé demain, il ne le sera pas par un homme ou une femme qui soutient la paix et des négociations avec les Palestiniens. Il s’agit de quelque chose de plus profond, qui est dans notre position historique envers les Palestiniens.
 

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Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens. J’espère que ceux qui ont tué des Israéliens iront en prison, la nôtre ou celle de l’Autorité palestinienne. Mais les Palestiniens n’ont pas tous massacré des Israéliens le 7-Octobre, ils n’ont pas tous soutenu ces massacres. Et nous devons accepter l’idée de vivre avec eux. Quelle est l’alternative ? Les idées folles [du président américaine] Donald Trump qui imagine vider cette terre des Palestiniens ? Non seulement ce n’est pas moral, mais c’est faire preuve d’une grande myopie. Car, après tout, s’il devient légitime de parler de « relocaliser » des millions de Palestiniens aujourd’hui, pourquoi serait-il illégitime ou immoral de parler un jour, de la part d’un autre président américain ou sur proposition de la Chine ou de la Russie – qui seront peut-être alors la puissance dominante –, de relocaliser quelques millions de juifs ?

On parle de la difficulté pour les Israéliens d’accepter, après le 7-Octobre, de vivre aux côtés des Palestiniens. Mais pensez-vous que c’est plus facile pour les Palestiniens d’envisager de vivre avec les Israéliens qui ont tué 50 000 ou 60 000 Palestiniens à Gaza ? Israéliens et Palestiniens doivent oublier et pardonner. Nous n’avons pas le choix. Le massacre du 7-Octobre est un événement atroce. Ce n’est pas le premier de notre histoire. Et j’ai vraiment peur que ce ne soit pas le dernier.

Cela risque d’être particulièrement difficile pour la jeune génération. Pensez-vous que votre fille puisse être un jour enfin convaincue ?

J’ai eu une conversation avec elle après sa lecture du « Journal » et le dialogue n’est donc pas retranscrit. Elle m’a dit : « Alors, après tout notre débat, tu es toujours persuadé que c’est toi qui as raison ? » Je sais qu’aujourd’hui on n’est pas censé dire à nos enfants qu’ils ont tort et nous raison, que nous avons plus d’expérience, etc. Pourtant, je lui ai rappelé que j’ai 49 ans et que lorsque j’en avais 12 – j’étais plus jeune qu’elle aujourd’hui –, il y a eu la première Intifada [1987-1993]. Les Palestiniens ont combattu avec des pierres et Israël a répondu par la force. Quinze ans plus tard, déclenchement de la deuxième Intifada [2000-2005] : les Palestiniens ont alors combattu avec des armes à feu et Israël a encore répondu par la force. Vingt ans plus tard, ils se sont dotés de missiles et nous répondons par une force militaire encore plus grande… La réponse armée ne marche pas ! 

On comprend en lisant votre journal que la souffrance des Palestiniens est invisibilisée en Israël. Pour savoir ce qui se passe à Gaza, il faut regarder des chaînes de télévision étrangères. Pensez-vous que cela participe du problème ?

Ils ne sont pas seulement invisibles, ils sont diabolisés. Tous les Palestiniens sont coupables, tous les Palestiniens sont des monstres… Il y a cette phrase qui revient sans cesse : « Il n’y a pas d’innocents à Gaza ». On entend beaucoup d’Israéliens dénoncer le fait que le Hamas ait caché, par exemple, des armes sous les écoles, ce qui fait de ses combattants des monstres. Mais je lisais un article il y a quelques jours dans « Haaretz » qui expliquait que les organisations sionistes avaient fait la même chose durant le mandat britannique. L’ancien Premier ministre Ehud Barak avait dit, il y a vingt ans, que s’il avait été Palestinien, lui aussi aurait probablement été un terroriste. Au moins, à l’époque, dans la gauche israélienne on pouvait reconnaître la lutte des Palestiniens. Aujourd’hui, nous sommes devenus aveugles. 

La Shoah est très présente dans votre journal, le plus souvent en filigrane, du fait notamment que votre épouse travaille au mémorial de Yad Vashem. Certains établissent une continuité entre le 7-Octobre et l’extermination programmée des juifs par le régime nazi au XXe siècle…

Le massacre du 7-Octobre, terrible, est non seulement un traumatisme israélien et même juif, mais il a ravivé d’anciens traumatismes tant il rappelle les anciens pogroms. Mais, pour moi, il faut être clair, notre guerre avec les Palestiniens n’est pas la continuation de la Shoah. Les Palestiniens ne sont pas des nazis. Ils ont leurs raisons de nous combattre et ce n’est pas l’antisémitisme. Nous avons un conflit territorial et ils sont nos prisonniers depuis des décennies. En comprenant que cette guerre n’est pas la continuation de la Shoah, nous comprendrons qu’il faut combattre différemment. Ce n’est pas en détruisant Gaza que cela va nous aider.

Dans une discussion houleuse avec votre mère, vous affirmez : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que nous pouvons faire pour vivre en paix. » Qu’est-il possible de faire ? 

Je ne suis pas un homme politique. Je ne sais pas quelle forme cette cohabitation peut emprunter, s’il faut deux Etats, un seul Etat, une confédération… On entend parfois des propositions de créer un Etat palestinien démilitarisé, sans contrôle sur ses frontières. Mais seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble ».

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Avant le 7-Octobre, des dizaines de milliers d’Israéliens manifestaient contre les réformes antidémocratiques lancées par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et soutenues par la frange la plus à droite de la population. Un tel leader peut-il émerger avec une société israélienne si déchirée ? 

Pour le moment, il semble en effet que cela ne soit pas possible. Je m’efforce de combattre les idées des [leaders d’extrême droite] Itamar Ben Gvir, Bezalel Smotrich ou de Benyamin Netanyahou… mais aussi, sur la question palestinienne, les idées des [leaders centristes] Benny Gantz ou Yaïr Lapid, qui sont censés être dans l’opposition mais ont trouvé « intéressante » l’idée de Trump de relocaliser les Palestiniens de Gaza ! De la même manière, les écrivains, les intellectuels, les politiciens palestiniens doivent aussi convaincre les Palestiniens qu’ils peuvent vivre avec nous. Beaucoup l’ont d’ailleurs déjà accepté. 

Comme vous l’avez lu dans le livre, ma femme n’est pas israélienne, nous pourrions tout à fait vivre ailleurs. Mais je veux rester. Je veux rester en Israël et cela ne peut avoir du sens qu’à condition que ce soit un acte d’espoir. Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. Librement. Car s’ils ne sont pas libres, cela signifie qu’ils sont nos prisonniers et qu’ils poursuivront leur révolte. 

Nous avons des politiciens capables de montrer la voie, comme Ayman Odeh, le leader du parti communiste Hadash. Nous avons des écrivains, des artistes qui portent cette voix. Alors, on peut nous opposer que ce n’est pas le moment, qu’après le massacre du 7-Octobre nous sommes traumatisés. Mais les Palestiniens ne sont pas moins traumatisés. Ils le sont depuis des années et ils le sont encore plus après la destruction de Gaza et ce qui se passe en ce moment en Cisjordanie. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire mais il faut, à un moment, mettre nos traumatismes de côté un instant pour penser à notre futur. Comment justifier la décision de rester si on n’a pas un peu d’espoir ? 

Je ne vois pas comment des Israéliens qui connaissent un peu l’histoire peuvent continuer à croire que la victoire sur les Palestiniens est possible. Ils n’arrêteront pas de combattre pour vivre libre sur cette terre. Penser l’inverse, c’est être aveugle à l’histoire de cette guerre infinie qui devient de plus en plus atroce. S’ils n’ouvrent pas les yeux, je redoute que le pire soit devant nous.

C’est une voix que vous êtes prêt à porter en Israël dans les prochains jours avec la sortie du « Journal » ?

J’ai toujours été engagé. Par l’écriture d’articles ou comme citoyen en allant manifester. Publier ce livre en Israël m’effrayait. Mais maintenant, je suis impatient de rentrer pour voir les réactions. Je commence à avoir peur qu’il n’y en ait pas ! Et si elles sont très opposées, je suis prêt à discuter, à essayer de convaincre.

« Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre », par Dror Mishani, Gallimard, février 2025.


Propos recueillis par Céline Lussato

01 janvier 2025

La France et l’Arabie saoudite coprésideront une conférence sur la création d’un Etat palestinien

L’annonce faite par Emmanuel Macron intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi, à New York, sur un projet de résolution visant à organiser une telle conférence internationale.
Par Le Nouvel Obs avec AFP
Publié le 4 décembre 2024 à 11h44, mis à jour le 4 décembre 2024 à 11h51

En accès libreLe président français Emmanuel Macron a annoncé mardi 3 décembre qu’il coprésiderait avec le prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane une conférence sur la création d’un Etat palestinien en juin 2025.
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« On a décidé de coprésider pour juin prochain (…) une conférence pour les deux Etats (l’un israélien, l’autre palestinien) avec l’idée que, dans les prochains mois, ensemble, on multiplie et on fédère nos initiatives diplomatiques pour emmener tout le monde sur ce chemin », a-t-il dit à des journalistes français au deuxième jour de sa visite d’Etat en Arabie saoudite.
Une annonce qui intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi à New York sur un projet de résolution visant à organiser en juin une telle conférence internationale.
« Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain »
Les appels à une solution à deux Etats, fondée sur un Etat palestinien aux côtés d’Israël, se sont intensifiés depuis le début de la guerre à Gaza. En mai, l’Irlande, la Norvège et l’Espagne ont annoncé reconnaître l’Etat de Palestine, suivis par la Slovénie en juin.
Interrogé sur une reconnaissance par la France, Emmanuel Macron a réitéré qu’il avait la « volonté de le faire » mais « au moment utile (c’est-à-dire) où ça déclenche des mouvements réciproques de reconnaissance ».
« Je n’exclus rien avant » la conférence de juin, a-t-il ajouté. « Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain », a-t-il dit. « On souhaite entraîner plusieurs autres partenaires et alliés, européens et non européens, qui sont prêts à aller dans cette direction mais qui attendent la France », a-t-il encore relevé.

Il s’agit aussi de « déclencher ce faisant un mouvement de reconnaissance en faveur d’Israël qui permettra aussi d’apporter des réponses en termes de sécurité pour Israël et de convaincre que la solution des deux Etats est une solution qui est pertinente pour Israël même », a-t-il souligné.
L’Arabie saoudite, un poids lourd du Moyen-Orient et gardienne des deux sites les plus saints de l’Islam, est engagée dans des discussions avec Washington pour normaliser ses relations avec Israël et l’octroi de garanties de sécurité américaines. Mais mi-septembre, le prince héritier a exclu une reconnaissance d’Israël avant la « création d’un Etat palestinien », au côté de celui d’Israël.


« Nous ne lâcherons pas là-dessus »


Paris comme Ryad poussent pour la « solution des deux Etats », rejetée par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. « Tout le monde est lucide sur le fait qu’il y a une réalité politique aujourd’hui en Israël avec une coalition qui ne le permet pas mais qu’il y a aussi une réalité sur le terrain qui va s’imposer à tous », a estimé Emmanuel Macron.

Le président français a aussi dénoncé, notamment en Cisjordanie, « des violations gravissimes du droit international (..) poussées par des extrémistes qui veulent la colonisation sans fin et casser la possibilité d’avoir deux Etats ».
« Nous ne lâcherons pas là-dessus », a-t-il martelé, pointant « des gens qui sont sur une ligne très dure et donnent le sentiment d’agir de façon désinhibée ».


Par Le Nouvel Obs avec AFP

Joe Sacco sur la guerre à Gaza : « Nous créons en ce moment même les problèmes du futur »

Propos recueillis par Amandine Schmitt Publié le 6 octobre 2024 Temps de lecture : 9 min. Légende du BD journalisme, Joe Sacco s’est intéres...