29 juillet 2024

AUTOUR DE JÉNINE, LES PALESTINIENS SUBISSENT, MAIS OSENT reprendre leur souffle


 Les populations palestiniennes en Cisjordanie occupée vivent un véritable basculement depuis le début de l'assaut israélien - à risque génocidaire - sur Gaza. Meurtres, démolitions, expropriations et détresse économique caractérisent le vécu quotidien des communautés de Jénine, au nord de la Palestine. Et malgré tout, l'espoir les habite aussi. 


par Victor B., Caritas International 


dans Palestine, Bulletin de l’association belge-palestinienne, n° 100 avril-mai-juin 2024 (p. 11 à 13) (DOSSIER Terreur sur la Cisjordanie)

Le réseau Caritas travaille depuis dix ans avec les populations palestiniennes des milieux ruraux du gouvernorat de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Les collines et les plaines du Marj Ibn Amer recèlent de nombreuses histoires, trop souvent ignorées par les médias internationaux et réduites au silence par l'occupation militaire israélienne qui dure depuis presque soixante ans. 


La ville de Jénine est le centre économique de la région depuis des siècles, célèbre pour son théâtre et son maqlube. Zababdeh, jumelée avec Ixelles, accueille l'université arabo-américaine et ses 10000 étudiants. 'Arraba et Jalboun se distinguent par leurs maisons traditionnelles en pierre avec leurs arcs et leurs dômes blancs. Le village de Faqqu'a, qui a donné son nom à la fleur nationale de la Palestine - l'iris de Faqqu'a - exporte ses fruits de cactus de Naplouse à Hébron. 


«Ici, nous sommes fiers de nos terroirs et de notre patrimoine», assure Umm Najla de Faqqu'a. 


DES VIOLENCES ET DES VIOLATIONS EN ESCALADE 


Comme partout en Cisjordanie occupée, chacune de ces communautés subit de plein fouet l'intensification des attaques et des restrictions commandées par les autorités israéliennes depuis octobre 2023. 


Les assauts répétés et de plus en plus spectaculaires de l'armée israélienne sur la ville de Jénine, dont le camp de réfugiés et ses alentours, sont la face médiatisée de cette dégradation sécuritaire: depuis le 7 octobre 2023, plus de cent personnes ont été tuées et des centaines d'autres emprisonnées lors de ces raids quotidiens. 


Au nord et à l'est de Jénine, les villages bordant la Ligne verte -tels que Faqqu'a et Jalboun continuent d'être spoliés. La dépossession des terres palestiniennes s'est accentuée au fil du temps, orchestrée depuis la Nakba en 1948 jusqu'à aujourd'hui. Les années charnières, telles que le début de l'occupation israélienne en 1967 ou la construction du mur de séparation en 2004, ont intensifié la fragmentation du territoire et le pillage des villages palestiniens. Avant 1948, le village de Jalboun couvrait une superficie de 3300 hectares. Six décennies plus tard, il en reste environ 750 hectares. 

"CERTAINS PAYSANS, DÉBOUSSOLÉS PAR LES SAISIES DE LEURS TERRES ANCESTRALES, FINISSENT MÊME PAR SE DEMANDER S'ILS EN SONT RÉELLEMENT LES PROPRIÉTAIRES LÉGITIMES."

Depuis 8 mois, ces populations palestiniennes rurales endurent l'élargissement des zones militaires israéliennes. À l'abri des regards extérieurs, les agriculteurs sont régulièrement pris pour cible s'ils osent travailler sur leurs champs. À Faqqu'a, 300 hectares de terres agricoles additionnelles sont désormais interdites - «J'entre dans mes champs à la merci des instructions de "tirer pour tuer" », déplore Mahmoud, qui a déjà essuyé cinq tirs des patrouilles israéliennes depuis le mois d'octobre. 


Comme partout en Palestine, ces nouvelles mesures sont aussi employées pour détruire des habitations et des infrastructures. Le 3 juin 2024, les forces israéliennes ont démoli deux maisons à Jalboun, sous prétexte qu'elles avaient été construites sans permis (De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens.) .Une famille de 13 personnes vivait dans l'une d'elles depuis 1982. «Ils ont eu une heure et demie pour vider leurs biens avant le démarrage des bulldozers», déplore Khaled, leur cousin et voisin. 


Bien que Jénine soit le seul gouvernorat où la majorité des terres sont censément contrôlées par l'Autorité palestinienne, cette région n'est pas épargnée par les colonies israéliennes implantées sur leurs territoires destitués. Près de 4000 colons sont installés à travers le gouvernorat de Jénine (En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine) Pour les paysans palestiniens de la ville de 'Arraba, voisiner avec la colonie israélienne de Mevo Dotan est synonyme de harcèlements, de vols de bétail, d'arrestations et même de meurtres. Ces colonies, illégales au regard du droit international, continuent de bénéficier du soutien du gouvernement israélien mais aussi de liens économiques avec l'Europe.
 

UNE SITUATION ÉCONOMIQUE INVIVABLE
 

Ces populations palestiniennes du nord de la Cisjordanie occupée se retrouvent dans une situation économique écrasante due aux mesures arbitraires des autorités israéliennes. Les agriculteurs sont souvent mis dans l'incapacité d'accéder à leurs terres pendant des jours pour des « raisons de sécurité», ce qui entraîne la perte de saisons agricoles entières. 


La situation s'aggrave encore avec la suspension des permis de travail pour ceux et celles qui cherchaient un salaire décent de l'autre côté de la Ligne verte. Rien qu'à 'Arraba, on estime que 2000 personnes ont perdu leur emploi depuis octobre 2023, soit 10% de la population. 


À Faqqu'a, 90% des revenus qui provenaient du travail en Israël ont disparu du jour au lendemain. Selon les Nations Unies, c'est également le cas pour plus de 306.000 emplois en Cisjordanie entre octobre 2023 et janvier 2024. Cette situation économique plonge des centaines de milliers de familles dans la détresse économique. 


Du fait de l'impossibilité de travailler en Israël, la plupart des jeunes ont décidé de retourner à l'agriculture. Cependant, ce mouvement a entrainé une concurrence accrue sur le marché, empirée par une baisse de la consommation des produits locaux. Exporter les produits agricoles reste difficile malgré la réouverture irrégulière du checkpoint de Jalameh depuis mai 2024. 


«Et même si on la chance de passer ces points de contrôle, des groupes extrémistes israéliens nous attaquent dans nos camions», constate Amine, producteur d'huile d'olive à 'Arraba. 


L'arrêt de la consommation et du tourisme des Palestiniens citoyens d'Israël a également eu un retentissement important sur l'économie locale. Dans la ville de Jénine, ces visiteurs représentaient entre 40 et 67% des revenus dans la plupart des secteurs commerciaux. ( « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT) La moitié des 10.000 étudiants de l'université arabe-américaine sont également issus de ces communautés, mais une grande partie suit maintenant les cours à distance.

 

ENTRE ISOLEMENT ET ESPOIR  

Les ainés des villages, garants de la mémoire collective, affirment vivre la pire situation qu'ils aient connue depuis le début de l'occupation en 1967. 


Les retombées psychologiques se font sentir dans chaque conversation. Les enfants ne se sentent plus en sécurité sur le chemin de l'école. Les adolescents, souvent surqualifiés mais sans opportunité d'emploi, manquent de perspectives. Certains paysans, déboussolés par les saisies de leurs terres ancestrales, finissent même par se demander s'ils en sont réellement les propriétaires légitimes. 


«Plus de 200 personnes tuées dans le camp de Nuseirsi», « une fillette de 5 ans succombe à la faim» -les images défilantes des massacres quotidiens à Gaza continuent de plomber l'humeur des jeunes et des moins jeunes. La musique se tait, les moments de fête se font plus rares ... «Nous prions tous les jours pour un cessez-le-feu pour nos frères et sœurs de Gaza», se désole Mr Barakat, le maire de la municipalité de Marj Ibn Amer, qui rassemble des localités comme Faqqu'a, Jalboun et Jalameh. Il s'interroge en second lieu: «à quand notre cessez-le-feu ici?». 


En l'absence d'appui de l'Autorité palestinienne, les municipalités font de leur mieux pour soutenir leurs communautés. Toutefois, elles sont freinées par le gel des ressources fiscales palestiniennes par Israël depuis le 7 octobre (Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.) «Cette situation affecte notre capacité à apporter des services essentiels à nos concitoyens, qu'il s'agisse d'être aux côtés des plus vulnérables ou de payer les salaires de nos employés», explique Mr Barakat. 


Des organisations comme Caritas tissent des solutions en collaboration avec les municipalités locales.
Aujourd'hui, cela passe surtout par un soutien financier aux familles les plus affectées par les violences physiques et socio-économiques. Accompagner des jeunes en marketing, en plaidoyer et en audiovisuel est aussi une priorité: «Des outils précieux pour raconter nos histoires et nos réalités», rapporte Malak du village de Zababdeh. 


Au-delà et malgré tout, l'envie de bâtir et d'innover survit et revient sans cesse au sein de ces communautés. Elles rêvent de développer des systèmes d'irrigation modernes, de rénover leur patrimoine culturel ou encore de construire un éco-village pour héberger des touristes. 


Amani, à la fois agricultrice et directrice d'école à Faqqu'a, résume cette conviction:
«Quoiqu'il arrive, nous serons toujours là - présents - pour accueillir et partager avec le monde tout ce qu'il y a de plus beau dans nos vies et sur nos terres palestiniennes.»
______________
 

1/ De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens. 


2/ En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine. 


3/ « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT. 


4/ Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.

Aucun commentaire:

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

  LA CITATION « Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardo...