29 juillet 2024

AUTOUR DE JÉNINE, LES PALESTINIENS SUBISSENT, MAIS OSENT reprendre leur souffle


 Les populations palestiniennes en Cisjordanie occupée vivent un véritable basculement depuis le début de l'assaut israélien - à risque génocidaire - sur Gaza. Meurtres, démolitions, expropriations et détresse économique caractérisent le vécu quotidien des communautés de Jénine, au nord de la Palestine. Et malgré tout, l'espoir les habite aussi. 


par Victor B., Caritas International 


dans Palestine, Bulletin de l’association belge-palestinienne, n° 100 avril-mai-juin 2024 (p. 11 à 13) (DOSSIER Terreur sur la Cisjordanie)

Le réseau Caritas travaille depuis dix ans avec les populations palestiniennes des milieux ruraux du gouvernorat de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Les collines et les plaines du Marj Ibn Amer recèlent de nombreuses histoires, trop souvent ignorées par les médias internationaux et réduites au silence par l'occupation militaire israélienne qui dure depuis presque soixante ans. 


La ville de Jénine est le centre économique de la région depuis des siècles, célèbre pour son théâtre et son maqlube. Zababdeh, jumelée avec Ixelles, accueille l'université arabo-américaine et ses 10000 étudiants. 'Arraba et Jalboun se distinguent par leurs maisons traditionnelles en pierre avec leurs arcs et leurs dômes blancs. Le village de Faqqu'a, qui a donné son nom à la fleur nationale de la Palestine - l'iris de Faqqu'a - exporte ses fruits de cactus de Naplouse à Hébron. 


«Ici, nous sommes fiers de nos terroirs et de notre patrimoine», assure Umm Najla de Faqqu'a. 


DES VIOLENCES ET DES VIOLATIONS EN ESCALADE 


Comme partout en Cisjordanie occupée, chacune de ces communautés subit de plein fouet l'intensification des attaques et des restrictions commandées par les autorités israéliennes depuis octobre 2023. 


Les assauts répétés et de plus en plus spectaculaires de l'armée israélienne sur la ville de Jénine, dont le camp de réfugiés et ses alentours, sont la face médiatisée de cette dégradation sécuritaire: depuis le 7 octobre 2023, plus de cent personnes ont été tuées et des centaines d'autres emprisonnées lors de ces raids quotidiens. 


Au nord et à l'est de Jénine, les villages bordant la Ligne verte -tels que Faqqu'a et Jalboun continuent d'être spoliés. La dépossession des terres palestiniennes s'est accentuée au fil du temps, orchestrée depuis la Nakba en 1948 jusqu'à aujourd'hui. Les années charnières, telles que le début de l'occupation israélienne en 1967 ou la construction du mur de séparation en 2004, ont intensifié la fragmentation du territoire et le pillage des villages palestiniens. Avant 1948, le village de Jalboun couvrait une superficie de 3300 hectares. Six décennies plus tard, il en reste environ 750 hectares. 

"CERTAINS PAYSANS, DÉBOUSSOLÉS PAR LES SAISIES DE LEURS TERRES ANCESTRALES, FINISSENT MÊME PAR SE DEMANDER S'ILS EN SONT RÉELLEMENT LES PROPRIÉTAIRES LÉGITIMES."

Depuis 8 mois, ces populations palestiniennes rurales endurent l'élargissement des zones militaires israéliennes. À l'abri des regards extérieurs, les agriculteurs sont régulièrement pris pour cible s'ils osent travailler sur leurs champs. À Faqqu'a, 300 hectares de terres agricoles additionnelles sont désormais interdites - «J'entre dans mes champs à la merci des instructions de "tirer pour tuer" », déplore Mahmoud, qui a déjà essuyé cinq tirs des patrouilles israéliennes depuis le mois d'octobre. 


Comme partout en Palestine, ces nouvelles mesures sont aussi employées pour détruire des habitations et des infrastructures. Le 3 juin 2024, les forces israéliennes ont démoli deux maisons à Jalboun, sous prétexte qu'elles avaient été construites sans permis (De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens.) .Une famille de 13 personnes vivait dans l'une d'elles depuis 1982. «Ils ont eu une heure et demie pour vider leurs biens avant le démarrage des bulldozers», déplore Khaled, leur cousin et voisin. 


Bien que Jénine soit le seul gouvernorat où la majorité des terres sont censément contrôlées par l'Autorité palestinienne, cette région n'est pas épargnée par les colonies israéliennes implantées sur leurs territoires destitués. Près de 4000 colons sont installés à travers le gouvernorat de Jénine (En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine) Pour les paysans palestiniens de la ville de 'Arraba, voisiner avec la colonie israélienne de Mevo Dotan est synonyme de harcèlements, de vols de bétail, d'arrestations et même de meurtres. Ces colonies, illégales au regard du droit international, continuent de bénéficier du soutien du gouvernement israélien mais aussi de liens économiques avec l'Europe.
 

UNE SITUATION ÉCONOMIQUE INVIVABLE
 

Ces populations palestiniennes du nord de la Cisjordanie occupée se retrouvent dans une situation économique écrasante due aux mesures arbitraires des autorités israéliennes. Les agriculteurs sont souvent mis dans l'incapacité d'accéder à leurs terres pendant des jours pour des « raisons de sécurité», ce qui entraîne la perte de saisons agricoles entières. 


La situation s'aggrave encore avec la suspension des permis de travail pour ceux et celles qui cherchaient un salaire décent de l'autre côté de la Ligne verte. Rien qu'à 'Arraba, on estime que 2000 personnes ont perdu leur emploi depuis octobre 2023, soit 10% de la population. 


À Faqqu'a, 90% des revenus qui provenaient du travail en Israël ont disparu du jour au lendemain. Selon les Nations Unies, c'est également le cas pour plus de 306.000 emplois en Cisjordanie entre octobre 2023 et janvier 2024. Cette situation économique plonge des centaines de milliers de familles dans la détresse économique. 


Du fait de l'impossibilité de travailler en Israël, la plupart des jeunes ont décidé de retourner à l'agriculture. Cependant, ce mouvement a entrainé une concurrence accrue sur le marché, empirée par une baisse de la consommation des produits locaux. Exporter les produits agricoles reste difficile malgré la réouverture irrégulière du checkpoint de Jalameh depuis mai 2024. 


«Et même si on la chance de passer ces points de contrôle, des groupes extrémistes israéliens nous attaquent dans nos camions», constate Amine, producteur d'huile d'olive à 'Arraba. 


L'arrêt de la consommation et du tourisme des Palestiniens citoyens d'Israël a également eu un retentissement important sur l'économie locale. Dans la ville de Jénine, ces visiteurs représentaient entre 40 et 67% des revenus dans la plupart des secteurs commerciaux. ( « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT) La moitié des 10.000 étudiants de l'université arabe-américaine sont également issus de ces communautés, mais une grande partie suit maintenant les cours à distance.

 

ENTRE ISOLEMENT ET ESPOIR  

Les ainés des villages, garants de la mémoire collective, affirment vivre la pire situation qu'ils aient connue depuis le début de l'occupation en 1967. 


Les retombées psychologiques se font sentir dans chaque conversation. Les enfants ne se sentent plus en sécurité sur le chemin de l'école. Les adolescents, souvent surqualifiés mais sans opportunité d'emploi, manquent de perspectives. Certains paysans, déboussolés par les saisies de leurs terres ancestrales, finissent même par se demander s'ils en sont réellement les propriétaires légitimes. 


«Plus de 200 personnes tuées dans le camp de Nuseirsi», « une fillette de 5 ans succombe à la faim» -les images défilantes des massacres quotidiens à Gaza continuent de plomber l'humeur des jeunes et des moins jeunes. La musique se tait, les moments de fête se font plus rares ... «Nous prions tous les jours pour un cessez-le-feu pour nos frères et sœurs de Gaza», se désole Mr Barakat, le maire de la municipalité de Marj Ibn Amer, qui rassemble des localités comme Faqqu'a, Jalboun et Jalameh. Il s'interroge en second lieu: «à quand notre cessez-le-feu ici?». 


En l'absence d'appui de l'Autorité palestinienne, les municipalités font de leur mieux pour soutenir leurs communautés. Toutefois, elles sont freinées par le gel des ressources fiscales palestiniennes par Israël depuis le 7 octobre (Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.) «Cette situation affecte notre capacité à apporter des services essentiels à nos concitoyens, qu'il s'agisse d'être aux côtés des plus vulnérables ou de payer les salaires de nos employés», explique Mr Barakat. 


Des organisations comme Caritas tissent des solutions en collaboration avec les municipalités locales.
Aujourd'hui, cela passe surtout par un soutien financier aux familles les plus affectées par les violences physiques et socio-économiques. Accompagner des jeunes en marketing, en plaidoyer et en audiovisuel est aussi une priorité: «Des outils précieux pour raconter nos histoires et nos réalités», rapporte Malak du village de Zababdeh. 


Au-delà et malgré tout, l'envie de bâtir et d'innover survit et revient sans cesse au sein de ces communautés. Elles rêvent de développer des systèmes d'irrigation modernes, de rénover leur patrimoine culturel ou encore de construire un éco-village pour héberger des touristes. 


Amani, à la fois agricultrice et directrice d'école à Faqqu'a, résume cette conviction:
«Quoiqu'il arrive, nous serons toujours là - présents - pour accueillir et partager avec le monde tout ce qu'il y a de plus beau dans nos vies et sur nos terres palestiniennes.»
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1/ De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens. 


2/ En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine. 


3/ « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT. 


4/ Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.

28 juillet 2024

La destruction du système de santé dans la bande de Gaza

Alors que les autorités israéliennes s'évertuent à faire passer la destruction d'infrastructures civiles pour des dégâts collatéraux, les preuves d'un ciblage systématique des infrastructures sanitaires se multiplient


« La destruction du système de santé a été l'axe principal de la stratégie militaire [israélienne]».
Le Dr Ghassan Abu Sitta témoigne après avoir travaillé six semaines dans plusieurs hôpitaux de Gaza pendant la guerre en cours contre les Palestiniens. 

Ce sentiment fait écho aux conclusions des juristes sud-africains qui accusent Israël de génocide devant la Cour internationale de justice : «Avant presque tout, l'assaut d'Israël sur Gaza a été une attaque contre son système de santé.»

 NOTE : INTRODUCTION PERSONNELLE

Génocide ou pas génocide est le grand débat du moment, et ce sera aux juristes internationaux de clarifier la question. Il vaut mieux, pour le moment, parler de ”risque de génocide”. Je cite Marianne Blume, qui fait référence à Volker Turk, Haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, qui parle des ”prémices d’un génocide”

”Que la politique israélienne en Cisjordanie soumette le groupe «Palestiniens» à des atteintes graves à l'intégrité physique et/ou mentale est évident. Que cela se traduise par les attaques meurtrières destructrices de l'armée dans les camps de réfugiés ou dans les villes et villages ou par celles de l'armée et des colons contre les communautés rurales et les villages, ou encore par les attaques des milices d’autodéfense; que ce soit par l'emprisonnement massif des citoyens ou par le nettoyage ethnique; que ce soit par l'interdiction de cultiver et de récolter ou par les obstacles mis à la circulation des biens et des personnes; que ce soit par les destructions de maisons ou par celles de symboles nationaux et du patrimoine culturel palestinien (lire article page 24); que ce soit l'apartheid, tout simplement, qu’Israël assassine des membres du groupe parce qu'ils sont membres du groupe ne fait aucun doute non plus, comme en témoignent notamment les rapports du Haut-Commissaire aux droits de l'Homme.  

Par contre," la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle n'est pas établie dans la mesure où la définition de génocide n'intègre ni la destruction culturelle ni l'intention de disperser un groupe. Néanmoins, les déclarations des ministres en charge de la Cisjordanie sont clairement porteuses d'un risque de génocide: les allusions répétées à une nouvelle Nakba, les incitations à soumettre la Cisjordanie au même sort que celui de Gaza, les déclarations exhortant à détruire une ville ou à tuer les «terroristes» (Pour Smotrich, il y a 2 millions de nazis en Judée-Samarie) doivent alerter. D'autant qu'elles font écho dans la société israélienne. 

"Le génocide est l'aboutissement d'un processus. Dès lors, sa prévention passe par une observation scrupuleuse des situations". Le mot de la fin revient à Volker Türk: «L'impunité favorise le génocide. L'obligation de rendre des comptes est son ennemi iuré.»
(Marianne Blume, dans Palestine, n° 100 d’avril, mai, juin 2024, p. 9 )

 (Volker Turk, Haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, parle des ”prémices d’un génocide” : "le génocide est toujours l'aboutissement de schémas antérieurs et identifiables de discrimination systématique -fondée sur la race, l'appartenance ethnique, la religion ou d'autres caractéristiques- et de violations flagrantes des droits de l'Homme, visant de manière systématique un peuple, une minorité ou une communauté.")   

Par contre, ce qui ne fait pas de doute, c’est le projet de ”rendre Gaza inhabitable”, et certains extrémistes au pouvoir actuellement en Israël parlent ouvertement de leur projet de rendre  inhabitable non seulement Gaza mais toute la Cisjordanie. S’il n’y a certes pas génocide, il y a le projet de pousser les palestiniens à partir : on pourrait appeler cela un ”nettoyage ethnique”.On peut ajouter les informations toutes récentes qui font état de l’utilisation de la faim comme arme de guerre. 

EXTRAITS d'un article paru dans La Livre et sur la RTBF la famine comme arme de guerre" (https://www.rtbf.be/article/guerre-israel-gaza-la-famine-comme-arme-de-guerre-11304400)

 "Ce ne sont pas les conditions de la guerre qui ont précipité la population vers la famine, c’est la volonté délibérée du gouvernement d’Israël de couper les vivres à cette population."

Les Palestiniens de Gaza ne meurent pas seulement sous les bombes, mais aussi désormais des conséquences de la faim. Les rapports se multiplient sur la famine qui se profile dans l’enclave palestinienne. Il s’agirait d’une stratégie délibérée de la part des autorités israéliennes, dans leur guerre contre le mouvement islamiste Hamas. C’est ce qu’affirme l’ONG Human Rights Watch (HRW).

L’organisation souligne que des responsables israéliens ont publiquement annoncé leur intention de priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de carburant. Ces déclarations se reflètent sur le terrain, dans les opérations militaires israéliennes.

Le ministre israélien de la Défense Yohav Galant : "‘Nous allons établir un siège complet sur Gaza. Il n’y aura — et il l’a énuméré sur ses doigts — plus d’électricité, plus de nourriture, plus d’eau, plus de fuel, plus rien. C’est terminé."

Selon le Programme alimentaire mondial, la moitié de la population souffre de faim extrême ou sévère.

Dans les hôpitaux visités par des responsables de l’Organisation mondiale de la santé, les patients décèdent non seulement faute de soins médicaux, mais aussi de faim et de soif. 

"Il est absolument illégal d’assoiffer et d’affamer une population pour obtenir un objectif militaire, quel qu’il soit", souligne le porte-parole de HRW. "Il est tout aussi illégal d’avoir des otages. Ça aussi, c’est un crime de guerre et nous demandons que le Hamas les relâche tous immédiatement et sans condition. Mais conditionner à cette libération la fourniture de nourriture, d’eau d’électricité à 2 millions de personnes, c’est avouer qu’on les punit collectivement. (...)"

Aide entravée
 

Ahmed Benchemsi, porte-parole de HRW pour la Moyen-Orient, estime qu’Israël entrave l’entrée de l’aide humanitaire par le point de passage de Rafah, entre l’Egypte et la bande de Gaza. (...)

De plus, des terres cultivables de la bande de Gaza sont rendues inutilisables par les opérations militaires. "Il y a des terres agricoles qui ont été complètement rasées pour laisser le passage à des engins militaires israéliens", explique Ahmed Benchemsi. "Un responsable israélien a été filmé sur ces terres-là, en déclarant que c’était la politique de la terre brûlée, que les Palestiniens qui reviendraient ne trouveraient plus rien, qu’il n’y aurait plus rien pour eux. Ce ne sont pas juste des déclarations, puisqu’on a pu aussi le confirmer par l’examen de photos satellites avant-après. Elles montrent que, là où il y avait des terres agricoles, aujourd’hui, il n’y a plus que désolation." 

"Cela relève aussi du crime de guerre et de la juridiction de la Cour pénale internationale."

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Ceci dit, j'en reviens à ce qui se passe à propos de


LA DESTRUCTION DU SYSTÈME DE SANTÉ
(PALESTINE n° 100, p.26 - 29)

«Avant presque tout, l'assaut d'Israël sur Gaza a été une attaque contre son système de santé.» 


Le discours et les actes des forces israéliennes confirment ces conclusions. Au 9 février, plus aucun des hôpitaux de la bande n'était pleinement opérationnel; seuls 13 sur 36 travaillaient en capacité partielle. Seules 17% des cliniques de soins primaires étaient fonctionnelles. Les structures de santé encore debout sont débordées. Des vies sont perdues de par les conditions destructrices imposées par la guerre - famine, infections dues à l'entassement, conditions insalubres dues à la destruction des infrastructures de base et complications résultant de l'interruption de traitements délicats et vitaux.
 

L'INTENTION   

L'intention de saper le système de santé de la bande de Gaza était évidente dès le début de la guerre. Dès le 14 octobre, l'armée a ordonné l'évacuation de 22 hôpitaux dans le nord de la bande. Ce jour-là, une frappe aérienne sur le centre de diagnostic du cancer de l'hôpital al-Ahli a blessé quatre membres du personnel, en avertissement de ce qui allait suivre. Dans les jours suivants, les responsables des hôpitaux du nord de la bande de Gaza, comme al-Shifa, al-Ahli et al-Awda, ont reçu des appels téléphoniques de militaires israéliens leur ordonnant l'évacuation sous peine de bombardement. Le personnel hospitalier a répondu que les hôpitaux, prestataires de services essentiels, n'évacueraient pas.  

Le 27 octobre, le porte-parole de l'armée a déclaré: «La vérité est désormais claire: le Hamas fait la guerre depuis les hôpitaux, répand la terreur depuis les hôpitaux.» Dans les semaines qui ont suivi, les forces israéliennes ont systématiquement démantelé les infrastructures de santé dans le nord de la bande, bombardant des hôpitaux, coupant leurs approvisionnements, obligeant les patients et le personnel à évacuer sous la menace et tirant sur des personnes qui travaillaient, cherchaient un abri ou étaient soignées dans ces hôpitaux. 

La motivation derrière la destruction du secteur de la santé a été communiquée d'emblée par les Israéliens: rendre la bande inhabitable. Le 9 octobre, le ministre israélien de la «défense» a annoncé « un siège complet. Pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de combustible. Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence.» Le 12 octobre, c'était au tour du président israélien Herzog de déclarer: «C'est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n'étaient pas impliqués, c'est totalement faux.»
 

PLUS AUCUN ENDROIT SÛR 

Israël a clairement indiqué que son objectif était de créer les conditions qui empêcheraient toute forme de survie. La destruction des infrastructures civiles et des conditions de base de l'existence est donc calculée, délibérée et stratégique -et pas du tout aveugle. D'où le ciblage d'infrastructures essentielles, dont les conduites d'oxygène des hôpitaux et les panneaux solaires. Le spectacle des destructions envoie le message qu'aucun endroit n'est sûr, pas même les infrastructures sanitaires qui bénéficient pourtant de protections spéciales en droit international. Ce message s'adresse tant aux habitants de Gaza qu'aux organisations internationales, comme le CICR, l'UNRWA et MSF, dont les installations et les équipes ont été également ciblées. 

Le ciblage des prestataires de santé se reproduit dans différents contextes sous contrôle israélien, démontrant ainsi sa nature systématique. Selon les prisonniers gazaouis libérés, l'armée soumet le personnel soignant en détention à des traitements dégradants et déshumanisants.  

Israël cible aussi la santé en Cisjordanie. Entre le 7 octobre et février, Israël a tué dix personnes et blessé 62 autres lors de 364 attaques contre le système de santé en Cisjordanie. Il est courant que l'armée coupe les routes menant aux hôpitaux lors de raids à Jénine et Tulkarem et elle empêche souvent les ambulances d'atteindre les blessés, voire les vise. Ces attaques ont parfois dégénéré en raids dans les hôpitaux, témoin l'assassinat de trois Palestiniens à l'hôpital Ibn Sina de Jénine.
 

LES RETOMBÉES DE LA DESTRUCTION DU SYSTÈME DE SANTÉ   

Les retombées directes et indirectes de ces destructions sont dévastatrices. Les retombées directes comprennent les pertes de vies humaines et les destructions causées aux infrastructures de santé. L'OMS a rapporté que 627 personnes ont été tuées et 783 blessées lors de 342 attaques contre des centres de santé à Gaza.
Ces attaques ont aussi endommagé 27 hôpitaux et 47 ambulances. Au 23 janvier, Israël avait tué 403 agents de santé, en avait enlevé 215 et blessé des centaines d'autres. De nombreuses victimes étaient des ambulanciers en service;
un médecin a été touché par un tireur isolé alors qu'il travaillait en salle d’opération.
 

”LORSQUE DES AGENTS DE SANTÉ SONT TUÉS, DES DÉCENNIES D'EXPÉRIENCE ET D'EXPERTISE
SONT PERDUES ET IL FAUDRA UNE GÉNÉRATION POUR LES RECONSTITUER.”


L'effet indirect est la pression exercée sur le secteur de la santé par la fermeture de la majorité des services et l'augmentation de la demande en soins. Les dizaines de milliers de blessés causés par les bombardements dépassent largement la capacité d'accueil du système de santé, d'autant plus que de nombreux blessés arrivent simultanément, submergeant les installations et ne permettant pas au personnel de les soigner rapidement. Parmi les 70000 Palestiniens blessés figurent au moins 1000 enfants amputés d'un membre. Ces personnes nécessitent des traitements complexes comprenant tant des soins chirurgicaux que des soins de réadaptation physique et psychologique. 

 La diminution de la capacité d'accueil du secteur s'accompagne d'une augmentation des maladies dues aux conditions de vie imposées à la population par Israël. L'armée a détruit la majorité des boulangeries, des bateaux de pêche et un quart des terres agricoles, plongeant les habitants dans la faim. L'eau potable est limitée car Israël a coupé deux des trois principaux aqueducs, bombardé des puits et des usines de dessalement, et restreint les livraisons d'aide par camions. Les bombardements ont interrompu le traitement des eaux usées et la gestion des ordures, risquant ainsi de contaminer les sources d'eau restantes. Les bombardements constants, les ordres d'évacuation et les restrictions en matière d'aide ont confiné la majorité des 2,3 millions d'habitants de la bande dans de petites poches surpeuplées, exposées à des problèmes de santé individuels et collectifs, comme l'hépatite A, les infections respiratoires et les diarrhées. Des gens souffrent déjà de faim, de soif et de pollution, mais les conséquence de la guerre à moyen et long termes tueront sans doute davantage que la guerre elle-même. L'exposition à la violence, à la dépossession, au déplacement, à l'insécurité et à la précarité aggrave la détresse des survivants, que les services de santé mentale étaient déjà incapables de gérer en l'absence de solutions politiques pour mettre fin à la violence.  

Les pénuries de combustible, d'oxygène, d'équipements et de médicaments sont aggravées car 70% de l'aide médicale autorisée à entrer est inutilisable. Une grande partie de l'aide est donc vaine. Ces restrictions empêchent de fournir des traitements appropriés aux malades et aux blessés, entrainant des complications même pour des affections simples. Dès le début de la guerre, les hôpitaux ont rationné les dialyses des insuffisants rénaux et recouru à des remèdes maison pour nettoyer les plaies. Depuis des semaines, des médecins rapportent que le triage se résume à identifier les vies pouvant être sauvées et, parfois, à choisir ceux qui survivront, à cause du volume de la demande et du manque de ressources.  

Le siège imposé à la bande de Gaza depuis 17 ans comprenait des restrictions sur l'entrée des fournitures médicales, les classant comme «à double usage [civil et rnilitaire] », provoquant des retards et l'indisponibilité d'articles essentiels. En 2021, les établissements de santé ont signalé des pénuries de 45% des médicaments essentiels, 31 % des consommables médicaux et 65% des produits de laboratoire. Malgré cela, les travailleurs de la santé à Gaza et les visiteurs étrangers ont fait état d'une réelle capacité d'adaptation et de créativité au sein du secteur pour faire face à ces circonstances difficiles.
 

RENDRE GAZA INHABITABLE  

Le siège de Gaza, qui affecte le secteur de la santé comme tous les autres aspects de l'existence, trahit l'objectif d'Israël de rendre la bande inhabitable. Dès 2017, le coordonnateur des Nations Unies pour l'aide humanitaire dans le Territoire palestinien occupé faisait remarquer: «Le seuil de "l'invivable" a déjà été dépassé».
La destruction des établissements de santé entraine celle des dossiers médicaux, empêchant la bonne gestion des maladies chroniques et la production de données épidémiologiques nécessaires à la planification des services futurs. Le remplacement des équipements détruits nécessitera des investissements importants. Lorsque des agents de santé sont tués, des décennies d'expérience et d'expertise sont perdues et il faudra une génération pour les reconstituer.  

Plus largement, les retombées de la guerre sur l'environnement seront probablement graves. L'intensité des bombardements et l'utilisation d'armes chimiques affecteront le sol et donc les cultures locales, et pourraient persister dans l'air, affectant tous les êtres vivants de la bande de Gaza. Un signe révélateur en est que des dizaines de soldats israéliens auraient contracté des infections rares et graves en commettant leurs crimes de guerre. La prévalence de ces infections résulte probablement des guerres précédentes et du blocus, car les impacts environnementaux de la guerre peuvent mettre du temps à se manifester. 


* Chercheur à l'Institut d'études sur la Palestine et écrivain en santé publique et sociétale. Traduit et édité par Thierry Bingen et Ouardia Derriche. Article original paru en version longue le 22 février 2024 sur palestine-studies.org

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