27 juillet 2025

Les enfants brûlés de Gaza

Par Sylvain George
Cinéaste

 jeudi 10 juillet 2025
AOC International 

Anéantir non seulement les corps des enfants, des femmes, des hommes, mais la possibilité même qu’ils aient compté. Ce qui s’accomplit à Gaza n’est pas seulement un massacre, mais aussi une opération de désactivation du monde, au sens où elle vise à effacer jusqu’à la trace de ces vies, à rendre impossible leur inscription, leur mémoire, leur récit. 

« On peut brûler les enfants sans que la nuit remue. » — Robert Antelme 

Ce qui se joue aujourd’hui à Gaza ne relève pas simplement d’un crime de guerre, ni même d’un massacre à visée génocidaire. Il s’agit d’un événement structurel, un moment dans lequel les catégories modernes du droit, de l’histoire, de l’image, de la mémoire et du sujet sont désactivées de l’intérieur. 

Lorsque des enfants sont visés un par un par des frappes aériennes, réduits à l’état de cendres ou de fragments, lorsqu’ils explosent dans leur lit ou s’embrasent dans les ruines, lorsqu’une femme meurt avec son nourrisson dans un couloir, lorsqu’un blessé appelant à l’aide est frappé par une frappe de précision, il ne s’agit plus d’une simple logique de domination ou d’une politique de la terreur. Ce qui est visé, ce n’est pas uniquement la destruction d’un individu, mais la possibilité même que cette vie ait compté, ait été adressable, transmissible, endeuillable (Judith Butler, Didier Fassin, Gayatri Chakravorty Spivak).

La destruction des enfants palestiniens n’est pas secondaire. Elle est centrale dans la configuration coloniale actuelle. Elle accomplit une triple opération :
Une éradication physique : réduction en cendres, pulvérisation des corps, effacement des registres civils, disparition de familles entières dans des camps de distribution humanitaire ;
Un effacement symbolique : disparition du nom, dissolution de la singularité, production d’images sans destinataire ;
Une inhibition mémorielle : saturation de représentations, dissociation affective, étouffement statistique, transformant la douleur en spectacle anesthésiant selon la logique même de l’esthétisation politique que Benjamin reconnaissait dans les régimes fascistes.

Ce geste de brûler, de fragmenter, d’effacer condense la forme contemporaine du pouvoir létal. Il est composé de violences qui entremêlent la violence mythico-religieuse réactivant les logiques sacrificielles, les exceptions bibliques et la sacralisation de la terre, et violence sécularisée, fondée sur la gestion des seuils, le droit différé, la neutralisation algorithmique.

La modalité micro-ciblée du massacre est son noyau théorique : frapper les enfants, les uns après les autres ; tuer les femme, une à une ; effacer des familles entières, non dans une abstraction stratégique, mais dans une opération visible, répétée, méthodique. Chaque missile lancé pour tuer un seul être, chaque nom effacé des registres civils, chaque corps brûlé au point de devenir irreconnaissable, n’est pas un excès de pouvoir mais la forme même du biopolitique contemporain. C’est ici que la pensée doit s’exposer. Dans cette scène où la rationalité technologique rencontre la volonté sacrale d’effacer, où chaque destruction individuelle est en réalité la désactivation d’un monde entier, non un monde générique, mais le monde possible que cet être emportait en lui.

Ces enfants sont tout à la fois :
Des enfants-ciblés : rendus impossibles à inscrire dans une mémoire commune, chaque frappe de précision efface toute trace d’adresse ou de filiation ;
Des enfants-interrompus : porteurs d’un devenir réduit au silence avant même d’avoir pu advenir, figures d’un langage et d’une parole empêché avant même d’être proféré ;
Des enfants-effacés : singularités dissoutes dans une fabrique d’anonymat, sans nom à transmettre, sans image à reconnaître, sans récit à relayer.

Ces enfants ciblés, frappés, explosés, démembrés ne sont pas des figures mais des corps réels, détruits, arrachés au monde, des sujets qui excèdent toute désignation biologique ou compassionnelle et produisent une rupture avec ces deux types de cadrage dominants[1]. Leur mise à mort répétée, systématique, expose ce que Gaza est devenu. Non simplement un théâtre de guerre, mais un lieu d’effacement, où l’on ne tue pas pour conquérir, mais pour anéantir toute inscription possible. Ce que révèle l’extermination de ces enfants, c’est la fusion contemporaine entre un messianisme religieux actif (terre promise, guerre sacrée, mythe des origines) et une rationalité sécularisée du meurtre (calcul technologique made in USA, seuil de proportionnalité validé par l’UE, neutralité juridique onusienne). L’acte de tuer se donne ici désormais comme geste légitime, administré, prophétique et algorithmique tout à la fois. Une opération froide et fervente à la fois.

La mise à mort de ces enfants ne suspend pas simplement une vie, elle désarticule ce qui permettrait à cette vie d’entrer dans un récit, un droit, une mémoire, une adresse. Elle est le point aveugle de l’ordre du monde. Elle nomme ce que l’Occident, dans sa complicité active ou son silence stratégique, refuse de regarder : non plus seulement l’effondrement du droit, mais la production industrielle d’une absence. Là où le pouvoir colonial ne peut tolérer ce que Frantz Fanon appelait un excès d’humanité, c’est-à-dire l’affirmation d’une existence pleinement humaine là où l’ordre colonial ne reconnaît qu’objet à dominer, à nier ou à effacer, il met en œuvre une opération de neutralisation systématique: la  disparition des noms, l’effacement des archives, le contournement des images, la désactivation de la mémoire.
Voici des scènes de désactivation : des familles entières massacrées dans les camps après avoir été déplacées un nombre incalculable de fois ; des enfants orphelins, âgés parfois de quatre ou cinq ans, qui errent désormais seuls au milieu des ruines ; des enfants abattus alors qu’ils charrient des réservoirs d’eau ; des centaines de personnes affamées abattues alors qu’elles attendent la distribution d’un peu d’aide alimentaire ; des blessés achevés alors qu’ils appelent à l’aide ; des milliers de cadavres enfouis sous les gravats…

Et l’on en arrive là : à des chiens errants, affamés dans les décombres, livrés à la déréliction des ruines, venant déterrer et dévorer les morts ensevelis. Scène extrême, non d’un effondrement symbolique, mais d’un agencement de désintégration active, où les frontières entre vivant et mort, humain et non-humain, sont absorbées dans une logique de dévoration organisée. Ces mêmes chiens, que Michaux désignait comme notre dernier abri, deviennent les agents involontaires d’un renversement programmé. Cette profanation n’a rien de fortuit. Elle est l’effet d’une politique de désubjectivation poussée à son terme, qui reprend, sous des formes sécularisées, les techniques nazies de dislocation et d’effacement, aujourd’hui intégrées dans la gestion militaire et juridique israélienne. Jusqu’à cela, tout est organisé pour rendre impossible la confiance, l’image, l’adresse. Cette scène, qui dans un récit sur la Shoah susciterait l’effroi, advient ici en direct, sans que l’histoire ne vacille.

Gaza n’est pas simplement un lieu, elle est le laboratoire visible d’un nouveau régime de disparition, une machine à désactiver le vivant, à incorporer la destruction au langage du droit, à élever la saturation en principe de neutralisation.

Quelque chose pourtant subsiste, non comme trace, mais comme tension irréductible. C’est cela que nous nommons : l’Inaltérable vulnérable.

L’inaltérable vulnérable désigne ici non un sujet, non une essence, non une subjectivité assignable ou restaurable, mais un reste irréductible, un “opérateur” de désajointement, dans la lignée des undercommons de Stefano Harney et Fred Moten[2]; ce qui, même anéanti, désactive la clôture symbolique du crime ; ce qui empêche que tout soit réparé, classé, archivé, oublié. Il ne s’agit pas ici de retrouver un sujet. Il s’agit de penser depuis un désajointement vivant, un lieu où la subjectivation est empêchée mais irréductiblement persistante. Ce lieu est sans fondement, sans réconciliation, sans ontologie, il est un point de résistance immanente.

Il ne s’agit pas de documenter la violence selon ses propres termes, son propre régime d’intelligibilité et de produire des images compatibles avec l’économie humanitaire ou l’indignation spectaculaire. Il s’agit de documenter contre l’effacement, de fixer ce que le pouvoir veut rendre irrecevable, c’est-à-dire les noms rayés, les corps sans sépulture. Documenter devient alors un acte de désobéissance épistémique, ou comment soustraire des preuves au régime scopique dominant pour en faire des armes de désarticulation conceptuelle. Il s’agit de penser Gaza non comme désastre localisé, mais comme opérateur critique d’un monde où l’archive ne répare plus, où le droit légitime l’effacement, où l’image ne fait plus rupture.
Faire aujourd’hui de Gaza une « cause universelle », tardive et suspecte, après des mois de négation, de diffamation, de criminalisation de celles et ceux qui tentaient de nommer, apparaît souvent comme une propédeutique au retournement de veste, un consensus tardif produit sur les décombres d’un silence initial, alors que l’Union européenne finance les bulldozers, que les États-Unis livrent les bombes à fragmentation, et que le droit international se tait. Or, la pensée ne peut pas suivre cette courbe. Elle doit refuser le consensus rétrospectif. Elle doit désigner l’anéantissement pour ce qu’il est, c’est-à-dire non comme fait, mais comme dispositif, comme une opération de désactivation du dicible, au vu et au su de tous.

Il ne suffit pas d’attester. Il faut nommer, sans aucun doute. Non pour enfermer le réel dans un cadre de sens, mais pour en désactiver les coordonnées instituées. C’est à ce prix seulement qu’une pensée peut se maintenir dans l’intervalle même de la catastrophe. Une pensée de la disjonction, de l’interruption, du reste.

Il importe de refuser l’ontologisation de la violence. Penser Gaza ne relève ni d’une mystique du désastre, ni d’une invocation de l’indicible ou de l’irreprésentable. Ce qui s’y joue n’est pas de l’ordre d’un non-monde abstrait, ni d’une faille ontologique dans l’Être, mais d’un processus historique, situé, organisé ; un agencement politique, technologique, juridique, théologico-colonial. Loin de toute pensée essentialiste, il s’agit de désactiver les cadres qui sacralisent le ravage, que ceux-ci prennent la forme d’un silence sacré, d’une souffrance intransmissible, ou d’un effondrement de l’humain en général. La désobéissance théorique consiste ici à maintenir le désastre dans l’ordre du partage, même défiguré, à en faire un opérateur critique, non pas un horizon ontologique. À l’ontologie de l’inhumain, il faut opposer une pensée profane de l’effacement, une cartographie des dispositifs d’illégitimation, et une politique du reste, du nom, de l’adresse. Gaza n’est pas l’autre nom du néant, mais le lieu d’une bataille matérielle contre le partage même du monde. 

Ce qui a été détruit à Gaza ne peut être réparé. Il ne faut pas réparer. Il faut empêcher que soit refermé ce qui doit rester béant, non comme pure négativité, mais comme puissance critique. Une puissance critique non fondatrice, sans transcendance, mais profane ;  une déchirure située, irréductible, qui défie les cadres établis du visible, du dicible, du partage. Penser depuis cette déchirure, tenir ce point non comme une vérité révélée, mais comme lieu de déstabilisation, comme tension vive au sein même de ce qui se prétend stable, comme faille active dans toute vérité constituée, dans le cœur de toute légitimation : telle est la tâche. Ce qui y persiste, irréparable, imprescriptible, ne réclame ni dette ni promesse. Il rend toute réparation illusoire, et toute clôture, criminelle. 

Les enfants brûlent sans que la nuit ne remue, si ce n’est de la veille profane qui défie l’effacement.
Antelme avait raison. 

Sylvain George
Cinéaste 

NOTES :
[1] 1) La désignation biologique : celle qui réduit l’enfant à une catégorie d’âge ou d’état biologique (mineur, vulnérable, non-adulte), comme s’il s’agissait d’un fait neutre de développement humain. Or l’« enfant » dans ce contexte n’est pas un état naturel, mais une position construite dans et par la violence coloniale. Ce n’est pas l’enfant comme enfant qui est visé, mais l’enfant comme impossibilité d’archive, comme seuil inassignable d’adresse, comme excès d’humanité (au sens de Fanon et Fassin).
 2) La désignation compassionnelle : qui tend à enfermer la figure de l’enfant dans un registre affectif, sentimental ou humanitaire (la pitié, l’indignation morale, la larme médiatique). Ce registre dépolitise. Il transforme la destruction en pathos, le massacre en image, l’événement en cause pleurable. Or ce que ce texte cherche à dire, c’est que ces enfants ne doivent pas être abordés par l’émotion, mais par la pensée…
[2] Les Undercommons, concept développé par Stefano Harney et Fred Moten dans leur livre The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study (2013), désigne un espace critique, souterrain, insoumis, où des formes de savoir, de vie, de communauté et de résistance se construisent en dehors des institutions dominantes, notamment l’État et le capitalisme racial. 

Se trouve aussi dans mes pealtrees :
https://aoc.media/opinion/2025/07/09/les-enfants-brules-de-gaza/#




21 juin 2025

Joe Sacco sur la guerre à Gaza : « Nous créons en ce moment même les problèmes du futur »

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Propos recueillis par Amandine Schmitt

Publié le 6 octobre 2024

Temps de lecture : 9 min.

Légende du BD journalisme, Joe Sacco s’est intéressé à la question palestinienne à de nombreuses reprises. Il y revient dans un pamphlet qui met en cause l’implication des Etats-Unis dans la guerre qui oppose Israël au Hamas. Entretien.

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Trente-deux pages en forme d’uppercut. C’est « Guerre à Gaza », le nouvel opus de Joe Sacco, prépublié en épisodes sur le site spécialisé The Comics Journal aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, l’auteur américain a souvent traité de la question palestinienne à travers de longs reportages (« Palestine », « Gaza 1956 »). Ici, il raconte avec force et un certain humour grinçant à quel point la guerre qui oppose Israël au Hamas le ronge. Il dénonce avec véhémence le rôle de Joe Biden et interroge notre responsabilité collective. « L’Occident est venu mourir à Gaza », note-t-il. Rencontre avec celui qui juge que le conflit a « des airs d’apocalypse ».


• Vous vous souvenez de ce que vous faisiez quand vous avez entendu parler du raid du Hamas sur Israël le 7 octobre dernier ?
Joe Sacco Non, parce que j’étais si bouleversé que c’est comme si mon cerveau s’était mis en pause. Le nombre de victimes israéliennes m’a paralysé et a rendu insignifiant tous les prétextes que j’aurais pu accepter pour justifier la dimension militaire de l’attaque. Toutes les atrocités supposément commises par le Hamas se sont succédé : bébés décapités, bébés dans des fours, bébés pendus sur une corde à linge, viols… sans qu’on sache le vrai du faux. À peine essayait-on de digérer ce qui était arrivé aux civils israéliens que les civils palestiniens étaient tués en masse, jour après jour. Quiconque s’intéresse à la géopolitique au Moyen-Orient savait que la réponse israélienne serait fulgurante et disproportionnée. Mais je n’aurais jamais pu deviner que ce serait à une telle échelle.
Pendant des semaines, j’ai été horrifié. A la fois par l’ampleur des bombardements sur Gaza, mais aussi par le discours de dirigeants israéliens. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a mentionné Amalek, faisant référence au passage biblique où on ordonne aux Israélites d’exterminer les Amalécites, « hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes ». Quel signal voulait-il envoyer ? Bien sûr, je comprends qu’il y ait un grand traumatisme et que les Israéliens soient en colère. Mais de là à élever la réponse au niveau d’un génocide ? Où va-t-on à partir de là ? J’ai l’impression qu’on a fermé la porte à une sortie de crise et que le discours a dérivé sur l’annihilation d’un peuple. On a l’impression d’assister à la destruction de Carthage par les Romains.


• Pour qualifier la stratégie d’Israël, vous proposez la terminologie « auto-défense génocidaire ».
La légitime défense existe. Mais doit-elle en arriver au point d’anéantir un peuple entier ? Les politiciens américains répètent qu’Israël a le droit de se défendre. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Dans quelle mesure ? Quelles sont les limites ? Est-ce un chèque en blanc ? Nous devons interroger ces expressions toutes faites qui deviennent des truismes. Pour autant, je ne nie aucunement la douleur que traversent les Israéliens. La nièce d’un ami israélien vivant à New York a perdu sept amis dans la rave party visée par le Hamas. C’est terrible. Mais je ne crois pas que l’extermination soit la solution, quelle que soit la situation.


• Alors que vous nous avez habitués au reportage, vous revenez avec une BD très différente de votre production habituelle. Pourquoi avoir choisi la forme du pamphlet ?
Ayant beaucoup écrit et dessiné sur la question palestinienne, je me devais de réagir. Est-ce que je voulais écrire sur une autre guerre ? Non, je travaillais sur un livre sur l’Inde qui était déjà assez violent. [« Souffler sur le feu », à paraître le 6 novembre chez Futuropolis, NDLR]. Je ne savais pas sous quelle forme m’y prendre. S’il y avait eu un moyen d’entrer à Gaza − et il n’y en a pas −, j’y aurais réfléchi. Le déclic s’est produit lorsque l’un de mes amis à Gaza m’a écrit : « S’il te plaît, fais entendre ta voix contre ces crimes. » Cela a pris des semaines pour que mes pensées décantent. J’ai choisi la satire que j’ai déjà pratiquée, même si je ne suis pas connu en France pour ça.


• Votre cible principale est Joe Biden et l’administration américaine.
Ça me frustre de voir la Maison-Blanche prétendre avoir toujours travaillé à un cessez-le-feu alors que quelques jours après le raid du Hamas, un de leurs porte-parole qualifiait les appels au cessez-le-feu de « répugnants ». Et puis, il y a Joe Biden qui a mentionné des bébés décapités. C’est une chose de parler d’atrocités. C’en est une autre de les fabriquer. Si vous cherchez à déshumaniser une population et à radicaliser les gens, vous parlez du mal fait aux femmes et aux enfants. Biden n’a eu de cesse de répéter ce mensonge, et d’autres gens à sa suite. Pour moi, ils font partie de la machinerie qui a ouvert la porte à un génocide. Et, en tant que citoyen américain, je me sens impliqué. Par mes impôts qui pourraient financer des bombes − c’est la version la plus directe − mais plus largement parce que, nous Occidentaux, avons une responsabilité, que nous le voulions ou non. Je préférerais ne pas être perçu ainsi, mais c’est le cas. J’ai l’impression d’avoir du sang sur les mains.

• Kamala Harris ne représente aucun espoir de changement de votre point de vue ?
Non. Elle a une façon douce de s’exprimer, qui apaise les gens. Elle dit ce qu’ils ont envie d’entendre pour qu’ils aient bonne conscience de voter pour elle : « Je travaille dur à un cessez-le-feu. Trop de Palestiniens ont péri. » Mais elle est aussi très claire sur le fait qu’elle soutiendra Israël. Et que, donc, elle continuera à envoyer des armes. Kamala Harris est façonnée par les mêmes personnes qui ont façonné Biden. Elle fait partie du même système.

• Qu’est-ce qui vous donne une lueur d’espoir ?
Ce n’est pas vraiment un espoir pour la situation à court terme, mais au moins, il y a une jeune génération aux Etats-Unis qui s’éloigne du discours dominant. Je veux parler des étudiants qui manifestent contre la guerre à Gaza. La preuve qu’ils représentent une menace réelle pour les pouvoirs en place, c’est qu’on leur envoie la police, qu’on les menace d’expulsion, de suspendre leur diplôme ou de ne jamais trouver d’emploi. C’est fou, ils étudient des intellectuels anticolonialistes comme Frantz Fanon ou Edward Saïd, et une fois qu’ils commencent à les assimiler et à agir en conséquence, on leur envoie la police. Quelle blague ! En tous les cas, leur mobilisation fait de l’effet. Est-ce que ça aura un effet à long terme ? Est-ce qu’ils pourront accéder au pouvoir un jour ? J’espère au moins que cela aidera l’Amérique à penser la situation en termes plus rationnels et plus humains. Cela étant dit, même si ces étudiants ont de nouvelles opinions, est-ce que cela aide les Palestiniens actuellement ? Est-ce que cela les aidera dans dix ans ? Dans quinze ans ?


• Vous pensez que la paix est encore possible ?
La réponse israélienne a été tellement maximaliste qu’il est difficile d’imaginer un horizon politique. Tout ce que j’entrevois, c’est la paix par l’assujettissement. Ou la paix par expulsion, parce que les Palestiniens seront tous partis. Ou pire encore, la paix par annihilation. Je suis très inquiet. Je pense que nous devrions tous être très inquiets, non seulement de ce qui se passera dans cinq ou dix ans, mais même dans 100 ans. Qui sait quelle sera la situation, comment ce problème réapparaîtra et vers quoi il mènera. Nous créons en ce moment les problèmes du futur et même du futur lointain. Après tout, nous sommes toujours pris dans la déclaration Balfour de 1917 [texte qui ouvre la voie à la création de l’Etat d’Israël, NDLR] et les décisions prises par le gouvernement britannique. Comment croire que ce qui se passe actuellement n’aura pas de répercussions dans cent ou deux cents ans ? Nous ne rendons pas service à l’avenir.


• Etes-vous toujours en relation avec des Gazaouis ?
Je corresponds avec deux personnes. La première est celle qui m’a demandé de prendre la parole à travers cette BD. Elle a réussi à se réfugier au Caire − ce qui doit être désormais impossible car les Israéliens contrôlent le corridor de Philadelphie [bande de terre située le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, NDLR]. Je lui ai demandé ce qu’il était advenu de sa maison, dans laquelle j’avais séjourné. Il m’a répondu qu’elle avait disparu, que tout a disparu. Mon deuxième ami faisait une apparition dans « Gaza 1956 » (2010, Futuropolis). Il est en mouvement perpétuel, selon les frappes qui ont notamment décimé la famille de son oncle, mais aussi en fonction des conditions sanitaires. Parfois, il ne trouve pas d’eau. Il m’en dit de moins en moins sur la situation. Au début, il me décrivait ce qu’il mangeait, ce qu’il dépensait, mais ses messages sont de plus en plus allusifs. Parfois ce n’est qu’une demi-phrase. Je crois qu’il est psychologiquement à bout.

• Quelques planches issues de « Gaza 1956 » sont actuellement exposées au centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Bande dessinée (1964-2024) ». En les contemplant, on se dit que la situation n’a pas tellement changé…
 

Les choses ont changé, mais en pire. Ce dont je me rends compte au fil du temps, c’est que les germes de ce que nous voyons aujourd’hui étaient déjà présents dans mon premier livre sur le sujet. L’oppression, la brutalisation, l’humiliation du peuple palestinien n’a fait que perdurer. Lorsque je travaillais sur « Palestine » (Vertige Graphic, 1996), les accords d’Oslo ont été signés [tentative de processus de paix israélo-palestinien, signé en 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton, NDLR]. Sur le coup, je me suis dit : peut-être que la paix va advenir, peut-être que mon livre arrive trop tard et que ce sera simplement un bouquin d’histoire. Ce n’est plus ce que je ressens. Maintenant, je le vois comme une sorte de voix lointaine qui venait préfigurer ce qui se passe aujourd’hui.

• L’humiliation, c’est ce qui vous a le plus frappé lors de vos reportages en Palestine ?
Dans « Palestine », je raconte une scène à laquelle j’ai assisté à Jérusalem. Trois soldats ont arrêté un enfant palestinien de 10 ou 12 ans. Ils se tenaient sous un auvent pendant que lui était debout sous la pluie pour subir son interrogatoire. Il clignait des yeux sous la pluie et les soldats l’interrogeaient, le harcelaient, l’humiliaient. On peut imaginer l’arrogance de quelqu’un avec du pouvoir. Mais celui qui n’a pas de pouvoir ? A quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il dans la tête ? C’est une question à laquelle il est plus difficile de répondre, mais je pense les graines de ce qui se passe actuellement sont dans ce genre de détails. C’est une anecdote, mais elle en dit long.


• Comment avez-vous commencé à vous intéresser au conflit israélo-palestinien ?
J’ai grandi en pensant que les Palestiniens étaient des terroristes. Dans la presse ou à la télévision américaine, les deux mots étaient toujours associés. Les choses ont commencé à changer dans mon esprit au début des années 1980, avec le massacre de Palestiniens à Sabra et au camp de réfugiés de Chatila. Je me rappelle des photos de cadavres dans « Time » et j’ai commencé à me poser des questions qui m’ont longtemps poursuivi. J’ai réalisé qu’il existait une autre version. J’ai pris en grippe le journalisme américain et sa prétendue objectivité alors que l’historique des relations israélo-palestiniennes n’était jamais rappelé. Ça m’a vraiment énervé d’être floué et que, sans réfléchir, je fasse le raccourci Palestinien-terroriste. Une grande partie de mon travail est donc une pénitence.
 

• Arrivez-vous encore à suivre l’actualité à Gaza ?
Je lis tous les jours la presse, mais je suis moins Al Jazeera que quand je travaillais sur le sujet. Honnêtement, je comprends que les gens ne puissent pas supporter tout ça. Nous avons peut-être l’obligation morale de regarder, mais après presque un an, c’est devenu notre nouvelle normalité. C’est un autre aspect problématique. Nous nous habituons à voir des centaines de personnes mourir chaque jour, même si le niveau de violence est inédit depuis peut-être la Seconde Guerre mondiale ou la guerre de Corée. Et il est devenu normal que des pays violent tous les soi-disant protocoles. Et il est devenu normal que l’Amérique couvre tout ça. Quelle est la prochaine étape ?

« Guerre à Gaza », par Joe Sacco, traduit de l’anglais par Sidonie Van den Dries, Futuropolis, 32 p., 6,90 euros.


Joe Sacco, bio express

Né en 1960 à Malte, Joe Sacco, vit aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, il crée l’événement en 1993 avec « Palestine » (Vertige Graphic, 1996, réédition Rackham), première bande dessinée de reportage de près de 300 pages. Ses voyages suivants le conduiront en Bosnie durant la guerre en ex-Yougoslavie, dont il tirera « Goražde » (Rackham, 2014), « The fixer » (2015) et « Derniers Jours de guerre » (2015). Joe Sacco retourne en Palestine en 2003 afin de réaliser une longue bande dessinée documentaire, « Gaza 1956 » (Futuropolis, 2010), qui sera bardé de prix (prix Regards sur le monde 2011, prix Franceinfo de la bande dessinée d’actualité 2011, prix du magazine Lire 2010). Il est aussi l’auteur de « la Grande Guerre, le premier jour de la bataille de la Somme reconstitué heure par heure » (2014), « Payer la terre » (2020) et publiera en novembre « Souffler sur le feu », au sujet de l’Inde.
Propos recueillis par Amandine Schmitt

VOIR des extraits de l'article dans Larcenciel : https://www.larcenciel.be/spip.php?article1616

28 mai 2025

Lettre d’Israël à Gaza (11ème lettre, datée du 23 mai 2025)

 « Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre à Gaza que je suis incapable d’arrêter »

 Propos recueillis par Dimitri Krier
Publié par le Nouvel Obs le 23 mai 2025 

 Témoignage  Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, ont accepté de converser. Dans cette lettre, Michelle dit entendre depuis son appartement, au sud d’Israël, les bombes qui pleuvent sur Gaza.

Le début de la lettre se trouve sur LARCENCIEL, ici.

« Sderot, Israël, 18 mai 2025


Chère Tala,
Ça me pèse de t’écrire à nouveau. La dernière fois – en janvier –, je croyais sincèrement que la guerre allait s’arrêter définitivement. Et pourtant, nous en sommes toujours là. Honnêtement, je me sens abattue. J’ai énormément de mal à t’écrire cette lettre. J’ai l’impression de ne plus savoir quoi dire, de ne plus savoir quoi faire non plus. J’ai manifesté, j’ai écrit, j’ai parlé, j’ai utilisé tous mes réseaux sociaux, j’ai collecté des fonds, et pourtant, rien, absolument rien, n’a changé. Je me sens plus petite et plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter. 

A mon université, un groupe d’étudiants dont je fais partie a récemment organisé une projection de « No Other Land », un film puissant réalisé par un Israélien et un Palestinien sur le village de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Ce long métrage a reçu une large reconnaissance internationale et a même remporté un oscar, je ne sais pas si tu en as entendu parler. Au début de la projection, des personnes, debout au fond de la salle, se sont mises à crier, nous ordonnant de l’arrêter. Quelques minutes plus tard, d’autres personnes sont arrivées, rassemblées à l’extérieur de la salle, frappant à la porte, hurlant des insultes et des menaces. L’un d’entre eux a coupé l’électricité du bâtiment, nous plongeant dans le noir, et rendant la projection impossible. Ils étaient peut-être une vingtaine à manifester contre notre projection. J’ai appris plus tard que l’événement avait été partagé dans des groupes d’organisations d’extrême droite appelant à interrompre le visionnage du documentaire. Certains n’étaient même pas étudiants et n’avaient rien à faire dans notre université. D’autres se vantaient de revenir tout juste de leur service militaire à Gaza. Dans tous les cas, ces manifestants n’avaient pas vu le film. Ils ne savent pas ce qu’il montre et ne voudront d’ailleurs jamais le savoir. 

La police a dû intervenir pour calmer le jeu et nous protéger. Et pourtant, de manière inexplicable, elle a permis aux manifestants d’entrer, refusant de protéger l’entrée de l’université. Quand nous avons demandé aux forces de l’ordre de nous laisser rétablir l’électricité pour pouvoir reprendre la projection, elles ont répondu que leur rôle n’était pas de nous aider à regarder le film, mais d’empêcher les violences. J’ai eu le sentiment qu’elles étaient plus solidaires des manifestants que de nous.

Nous n’avons pas pu finir la projection ce jour-là, et nous avons dû être escortés par la police jusqu’à l’extérieur de l’université. Personne n’a été blessé, mais leur intention était claire : semer la terreur et faire peur à ceux qui osent sortir du rang. Et pour être honnête, j’ai moi-même eu peur. 

 Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué. La police interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués – même des images non choquantes, juste leurs visages, avant leur mort. La Marche annuelle du Retour, organisée par les citoyens palestiniens d’Israël pour commémorer la Nakba, n’a pas été officiellement interdite, mais les conditions imposées par la police l’ont rendue impossible : pas plus de 700 manifestants (alors que des milliers y participent habituellement), aucun véhicule privé autour du lieu, ni de drapeau palestinien. Finalement, les organisateurs ont choisi de l’annuler, craignant que les règles draconiennes n’entraînent des arrestations ou des violences contre les participants.

Une manifestation organisée le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. La police israélienne interdit aux manifestants de porter des pancartes avec les visages d’enfants de Gaza tués. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE

« Protester contre le gouvernement, ici, est de plus en plus risqué ». Ici le 18 mai 2025 dans le sud d’Israël. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE


Tala, quand le nord de Gaza est bombardé, le bruit des bombes est tellement fort que je l’entends depuis mon appartement à Sderot. Parfois, les fenêtres tremblent, vibrent. Il y a deux semaines, nous avons célébré la Journée nationale de commémoration de la Shoah en Israël. A 10 heures du matin, une sirène a retenti pour marquer une minute de silence et honorer la mémoire des victimes. Toute la journée, j’ai entendu les bruits lointains des bombardements et j’ai ressenti un profond malaise. Je crois que pour certains, continuer à bombarder en ce jour particulier était une manière d’affirmer leur force. Je n’arrive tout simplement pas à comprendre ce qui peut se passer dans la tête de quelqu’un qui passe sa journée à bombarder des êtres humains. Souvent, je pense à cette phrase du professeur Yehuda Elkana, survivant de la Shoah et historien : “Deux nations sont sorties d’Auschwitz, une minorité disant ‘plus jamais ça’,  et une majorité, effrayée et anxieuse disant ‘plus jamais ça pour nous’” Aujourd’hui plus que jamais, je pense qu’il avait raison.


 

Même les images non choquantes des enfants tués à Gaza sont interdites. Ici, le 18 mai 2025. PHOTO FOURNIE PAR MICHELLE   

 

A mesure que les actions du gouvernement deviennent plus répressives, je retrouve un peu d’espoir en voyant plus de citoyens lambda s’exprimer. Je me souviens que dans une de mes lettres précédentes, je t’avais écrit que la majorité des Israéliens soutenaient la guerre. Je ne peux pas dire que cela a totalement changé, mais j’observe aujourd’hui plus de voix dissidentes. Depuis la première phase du cessez-le-feu [19 janvier-26 février, NDLR], de nombreuses personnes appellent à la fin de la guerre ou expriment leur refus d’y participer. La plupart motivent leur refus, bien sûr, par des préoccupations concernant les otages et la crainte que l’action militaire en cours ne compromette un éventuel accord pour leur retour. Mais j’en ai entendu certains dire qu’ils pensent avoir été témoins de crimes de guerre, et qu’ils refusent d’y prendre part. Pour toi, cela semble être une évidence, mais ici, c’est un tabou profond. Le consensus général a toujours été de servir quand on est appelé, peu importe ses convictions personnelles.
 

Récemment, nous avons appris en Israël que quinze secouristes avaient été tués par l’armée à Rafah dans d’affreuses conditions. Je pense que nous sommes, alors même que c’est notre armée qui les a tués, parmi ceux qui en ont entendu le moins parler dans le monde. Mais beaucoup d’Israéliens ont été sincèrement touchés et bouleversés par cette histoire. Non seulement les actes des soldats étaient horribles, mais les tentatives de leurs supérieurs pour couvrir l’affaire et nier les faits étaient tout aussi choquantes. Ces événements obligent de plus en plus de gens à s’interroger sur ce qui se passe réellement.
 

Tala, je pense constamment à toi. Comment vas-tu ? Où es-tu maintenant ? Je me demande ce qui t’est arrivé depuis la fin du cessez-le-feu. As-tu pu rester au même endroit ou as-tu dû encore une fois fuir ? Les infos nous disent si peu. Je ne peux pas imaginer ce que tu as vécu ces dernières semaines. Es-tu en sécurité ? As-tu accès aux besoins essentiels ? 

A bientôt,
Michelle »
 

◗ Traduit de l’anglais par Dimitri Krier
BIO EXPRESS


Tala, jeune Palestinienne de 20 ans, est née et a grandi à Gaza City. Etudiante en droit et écrivaine, elle milite pour les droits humains. Déplacée par la guerre, Tala survit à Deir al-Balah, dans le centre de bande de Gaza, depuis octobre 2023. Elle rêve de pouvoir un jour étudier à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni. 

Michelle, jeune Israélienne de 24 ans, est née et a grandi à Jérusalem. Elle vivait à Sdérot, la ville israélienne la plus proche de Gaza, attaquée par des commandos du Hamas le 7 octobre 2023. Réfugiée à Zoran, dans le centre d’Israël, elle est de retour à Sdérot. Michelle étudie le droit au Sapir College et se définit comme une Israélienne de gauche.


Une correspondance entre Gaza et Israël
« Le Nouvel Obs » a proposé à Tala, une Palestinienne de Gaza City, et Michelle, une Israélienne de Sdérot, de converser. Les deux étudiantes en droit, déplacées par la guerre, ont accepté : 

• Lettre de Gaza à Israël, 11 mars 2024 : « Michelle, que fais-tu pendant que mon peuple meurt sous les bombes ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 25 mars 2024 : « Y a-t-il encore des personnes à Gaza qui croient en une solution pacifique ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 7 avril 2024 : « Michelle, si les droits de l’homme et le droit international comptent pour toi, tu dois admettre quatre choses... »
• Lettre d’Israël à Gaza, 14 avril 2024 : « Tala, quand Israël viole le droit international, je m’y oppose ; pourrais-tu aussi t’opposer aux actions du Hamas ? »
• Lettre de Gaza à Israël, 29 mai 2024 : « Michelle, les droits de l’homme doivent être notre boussole. Le monde nous regarde »
• Lettre d’Israël à Gaza, 2 juin 2024 : « Beaucoup s’indignent de la situation à Rafah mais la majorité des Israéliens soutient encore cette guerre »
• Lettre d’Israël à Gaza, 23 octobre 2024 : « Au petit matin, mes prières n’avaient pas marché. Il était mort »
• Lettre de Gaza à Israël, 1ᵉʳ novembre 2024 : « Quand allons-nous arrêter de vénérer les morts et de combattre les vivants ? »
• Lettre d’Israël à Gaza, 28 janvier 2025 : « Je sais que cette guerre à Gaza restera à jamais une tache sombre et honteuse dans notre histoire »
•  Lettre de Gaza à Israël, 2 février 2025 : « Elle a trouvé son mari sous les décombres, ses mains croisées comme s’il tenait leur bébé… mais le bébé avait disparu »
• Lettre d’Israël à Gaza, 18 mai 2025 : « Je me sens plus impuissante que jamais face à cette guerre que je suis incapable d’arrêter »
 


 

17 mars 2025

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

 
LA CITATION
« Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. »

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »
 

Propos recueillis par Céline Lussato
Publié dans leNouvel Obs le 10 mars 2025, mis à jour le 14 mars 2025

"Seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble."
Entretien  

Dans « Au ras du sol », le journal qu’il a tenu à Tel-Aviv durant les six premiers mois de la guerre, l’auteur de romans policiers israélien Dror Mishani livre ses doutes et ses espoirs et nous plonge dans ce pays où il est devenu si difficile, mais si important pour lui, de vivre. 

Le 7 octobre 2023, tandis que le Hamas lançait sa vaste attaque contre Israël, Dror Mishani était en France, à Toulouse, pour des rencontres littéraires. La distance n’a pas amoindri le choc, le traumatisme. Comme des milliers d’Israéliens bloqués à l’étranger, l’écrivain a précipité son retour dans un pays, une nouvelle fois, en guerre. Lui, le pacifiste, défenseur du droit des Palestiniens à vivre libres aux côtés des Israéliens sur cette terre disputée, l’affirme immédiatement : « Et si une guerre totale n’était pas inéluctable ? Et si on se demandait à quoi bon utiliser la violence pour tenter d’éviter une catastrophe qui s’est déjà produite ? » Mais son gouvernement choisira la riposte la plus implacable, soutenu par une large part de la population, traumatisée par les récits des pires horreurs subies dans l’histoire du pays. 

Durant les six premiers mois de cette guerre, l’écrivain a tenu un journal. L’auteur de romans policiers à succès a mis de côté son enquêteur Avraham Avraham, ce flic taciturne imaginé en 2011 dans « Une disparition inquiétante » (Seuil. Adapté au cinéma par Erick Zonca en 2018, « Fleuve noir »), pour livrer un récit à la première personne, confiant ses sentiments, ses doutes, ses confrontations familiales. Avec « Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre » (Gallimard), il offre un livre important qui nous plonge dans la société israélienne, nous permet de mieux la comprendre et, peut-être, de garder espoir, à l’image de l’auteur qui, un peu seul contre tous dans son ouvrage, continue de croire que la paix reste possible.

De retour à Paris, ce francophile et parfait francophone nous a reçus chez Gallimard pour un entretien, pour une fois, plus politique que littéraire. « Je suis plus habitué à parler de littérature noire, concède-t-il d’entrée de jeu. Mais j’assume, c’est le livre que j’ai écrit ! » 

Après avoir été publié en Allemagne et en Espagne, votre livre est publié simultanément en France et en Israël. Il ne devait pas paraître en hébreu. Pourquoi avoir changé d’avis ?

Dror Mishani Mon éditrice m’a convaincu de l’importance de le publier en Israël. J’avais peur et j’ai encore peur. Le côté très personnel, intime, du livre m’effraie. Mes romans policiers sont toujours personnels mais je suis habitué à m’abriter derrière le voile de la fiction. Ici, je parle de ma fille, mon fils, ma femme et de toute ma famille. Je confie sur moi-même et mon histoire des aspects que je n’ai jamais racontés, comme le récit autour de mon service militaire. Seuls mes amis connaissent mon histoire avec l’armée. C’est effrayant de livrer sa vie. Par ailleurs, ce livre mélange la littérature et la politique. Mes positions sont connues, j’ai écrit des articles dans le quotidien « Haaretz », donc il ne s’agit pas de révéler mes opinions. Mêler la politique et la littérature, c’est différent. Mes romans policiers sont assez populaires et j’ai prévenu mon éditrice que nous allions sans doute perdre des lecteurs. Mais elle a dit : « Peu importe, ta voix est importante pour le discours sur la guerre et ses conséquences en Israël. » C’est pourquoi, finalement, le livre sort également dans mon pays. 

Vous montrez, notamment au travers de dialogues avec votre mère et surtout votre fille à quel point les voix bellicistes ont pris le dessus. Les positions de votre fille, traumatisée comme toute la société par les attaques du Hamas, sont aujourd’hui bien plus représentatives de l’opinion israélienne que les vôtres n’est-ce pas ?

Oui, sûrement. Mais des voix critiques existent. De nombreux Israéliens dénoncent notre gouvernement, en particulier concernant sa politique vis-à-vis des otages et sa politique d’avant le 7-Octobre. Ce qu’il nous manque davantage, c’est la critique de notre position en tant qu’Etat, en tant qu’Israéliens, vis-à-vis des Palestiniens. [Le Premier ministre israélien] Benyamin Netanyahou y est pour beaucoup mais cela n’a pas commencé avec lui. La politique de l’Etat d’Israël envers les Palestiniens n’a pas vraiment changé toutes ces décennies. La société israélienne s’est radicalisée après le massacre. Même si Netanyahou est remplacé demain, il ne le sera pas par un homme ou une femme qui soutient la paix et des négociations avec les Palestiniens. Il s’agit de quelque chose de plus profond, qui est dans notre position historique envers les Palestiniens.
 

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Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens. J’espère que ceux qui ont tué des Israéliens iront en prison, la nôtre ou celle de l’Autorité palestinienne. Mais les Palestiniens n’ont pas tous massacré des Israéliens le 7-Octobre, ils n’ont pas tous soutenu ces massacres. Et nous devons accepter l’idée de vivre avec eux. Quelle est l’alternative ? Les idées folles [du président américaine] Donald Trump qui imagine vider cette terre des Palestiniens ? Non seulement ce n’est pas moral, mais c’est faire preuve d’une grande myopie. Car, après tout, s’il devient légitime de parler de « relocaliser » des millions de Palestiniens aujourd’hui, pourquoi serait-il illégitime ou immoral de parler un jour, de la part d’un autre président américain ou sur proposition de la Chine ou de la Russie – qui seront peut-être alors la puissance dominante –, de relocaliser quelques millions de juifs ?

On parle de la difficulté pour les Israéliens d’accepter, après le 7-Octobre, de vivre aux côtés des Palestiniens. Mais pensez-vous que c’est plus facile pour les Palestiniens d’envisager de vivre avec les Israéliens qui ont tué 50 000 ou 60 000 Palestiniens à Gaza ? Israéliens et Palestiniens doivent oublier et pardonner. Nous n’avons pas le choix. Le massacre du 7-Octobre est un événement atroce. Ce n’est pas le premier de notre histoire. Et j’ai vraiment peur que ce ne soit pas le dernier.

Cela risque d’être particulièrement difficile pour la jeune génération. Pensez-vous que votre fille puisse être un jour enfin convaincue ?

J’ai eu une conversation avec elle après sa lecture du « Journal » et le dialogue n’est donc pas retranscrit. Elle m’a dit : « Alors, après tout notre débat, tu es toujours persuadé que c’est toi qui as raison ? » Je sais qu’aujourd’hui on n’est pas censé dire à nos enfants qu’ils ont tort et nous raison, que nous avons plus d’expérience, etc. Pourtant, je lui ai rappelé que j’ai 49 ans et que lorsque j’en avais 12 – j’étais plus jeune qu’elle aujourd’hui –, il y a eu la première Intifada [1987-1993]. Les Palestiniens ont combattu avec des pierres et Israël a répondu par la force. Quinze ans plus tard, déclenchement de la deuxième Intifada [2000-2005] : les Palestiniens ont alors combattu avec des armes à feu et Israël a encore répondu par la force. Vingt ans plus tard, ils se sont dotés de missiles et nous répondons par une force militaire encore plus grande… La réponse armée ne marche pas ! 

On comprend en lisant votre journal que la souffrance des Palestiniens est invisibilisée en Israël. Pour savoir ce qui se passe à Gaza, il faut regarder des chaînes de télévision étrangères. Pensez-vous que cela participe du problème ?

Ils ne sont pas seulement invisibles, ils sont diabolisés. Tous les Palestiniens sont coupables, tous les Palestiniens sont des monstres… Il y a cette phrase qui revient sans cesse : « Il n’y a pas d’innocents à Gaza ». On entend beaucoup d’Israéliens dénoncer le fait que le Hamas ait caché, par exemple, des armes sous les écoles, ce qui fait de ses combattants des monstres. Mais je lisais un article il y a quelques jours dans « Haaretz » qui expliquait que les organisations sionistes avaient fait la même chose durant le mandat britannique. L’ancien Premier ministre Ehud Barak avait dit, il y a vingt ans, que s’il avait été Palestinien, lui aussi aurait probablement été un terroriste. Au moins, à l’époque, dans la gauche israélienne on pouvait reconnaître la lutte des Palestiniens. Aujourd’hui, nous sommes devenus aveugles. 

La Shoah est très présente dans votre journal, le plus souvent en filigrane, du fait notamment que votre épouse travaille au mémorial de Yad Vashem. Certains établissent une continuité entre le 7-Octobre et l’extermination programmée des juifs par le régime nazi au XXe siècle…

Le massacre du 7-Octobre, terrible, est non seulement un traumatisme israélien et même juif, mais il a ravivé d’anciens traumatismes tant il rappelle les anciens pogroms. Mais, pour moi, il faut être clair, notre guerre avec les Palestiniens n’est pas la continuation de la Shoah. Les Palestiniens ne sont pas des nazis. Ils ont leurs raisons de nous combattre et ce n’est pas l’antisémitisme. Nous avons un conflit territorial et ils sont nos prisonniers depuis des décennies. En comprenant que cette guerre n’est pas la continuation de la Shoah, nous comprendrons qu’il faut combattre différemment. Ce n’est pas en détruisant Gaza que cela va nous aider.

Dans une discussion houleuse avec votre mère, vous affirmez : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que nous pouvons faire pour vivre en paix. » Qu’est-il possible de faire ? 

Je ne suis pas un homme politique. Je ne sais pas quelle forme cette cohabitation peut emprunter, s’il faut deux Etats, un seul Etat, une confédération… On entend parfois des propositions de créer un Etat palestinien démilitarisé, sans contrôle sur ses frontières. Mais seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble ».

A lire aussi : Entretien  En Cisjordanie, Israël « rend la vie des Palestiniens invivable pour les inciter à partir d’eux-mêmes »

Avant le 7-Octobre, des dizaines de milliers d’Israéliens manifestaient contre les réformes antidémocratiques lancées par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et soutenues par la frange la plus à droite de la population. Un tel leader peut-il émerger avec une société israélienne si déchirée ? 

Pour le moment, il semble en effet que cela ne soit pas possible. Je m’efforce de combattre les idées des [leaders d’extrême droite] Itamar Ben Gvir, Bezalel Smotrich ou de Benyamin Netanyahou… mais aussi, sur la question palestinienne, les idées des [leaders centristes] Benny Gantz ou Yaïr Lapid, qui sont censés être dans l’opposition mais ont trouvé « intéressante » l’idée de Trump de relocaliser les Palestiniens de Gaza ! De la même manière, les écrivains, les intellectuels, les politiciens palestiniens doivent aussi convaincre les Palestiniens qu’ils peuvent vivre avec nous. Beaucoup l’ont d’ailleurs déjà accepté. 

Comme vous l’avez lu dans le livre, ma femme n’est pas israélienne, nous pourrions tout à fait vivre ailleurs. Mais je veux rester. Je veux rester en Israël et cela ne peut avoir du sens qu’à condition que ce soit un acte d’espoir. Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. Librement. Car s’ils ne sont pas libres, cela signifie qu’ils sont nos prisonniers et qu’ils poursuivront leur révolte. 

Nous avons des politiciens capables de montrer la voie, comme Ayman Odeh, le leader du parti communiste Hadash. Nous avons des écrivains, des artistes qui portent cette voix. Alors, on peut nous opposer que ce n’est pas le moment, qu’après le massacre du 7-Octobre nous sommes traumatisés. Mais les Palestiniens ne sont pas moins traumatisés. Ils le sont depuis des années et ils le sont encore plus après la destruction de Gaza et ce qui se passe en ce moment en Cisjordanie. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire mais il faut, à un moment, mettre nos traumatismes de côté un instant pour penser à notre futur. Comment justifier la décision de rester si on n’a pas un peu d’espoir ? 

Je ne vois pas comment des Israéliens qui connaissent un peu l’histoire peuvent continuer à croire que la victoire sur les Palestiniens est possible. Ils n’arrêteront pas de combattre pour vivre libre sur cette terre. Penser l’inverse, c’est être aveugle à l’histoire de cette guerre infinie qui devient de plus en plus atroce. S’ils n’ouvrent pas les yeux, je redoute que le pire soit devant nous.

C’est une voix que vous êtes prêt à porter en Israël dans les prochains jours avec la sortie du « Journal » ?

J’ai toujours été engagé. Par l’écriture d’articles ou comme citoyen en allant manifester. Publier ce livre en Israël m’effrayait. Mais maintenant, je suis impatient de rentrer pour voir les réactions. Je commence à avoir peur qu’il n’y en ait pas ! Et si elles sont très opposées, je suis prêt à discuter, à essayer de convaincre.

« Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre », par Dror Mishani, Gallimard, février 2025.


Propos recueillis par Céline Lussato

01 janvier 2025

La France et l’Arabie saoudite coprésideront une conférence sur la création d’un Etat palestinien

L’annonce faite par Emmanuel Macron intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi, à New York, sur un projet de résolution visant à organiser une telle conférence internationale.
Par Le Nouvel Obs avec AFP
Publié le 4 décembre 2024 à 11h44, mis à jour le 4 décembre 2024 à 11h51

En accès libreLe président français Emmanuel Macron a annoncé mardi 3 décembre qu’il coprésiderait avec le prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane une conférence sur la création d’un Etat palestinien en juin 2025.
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« On a décidé de coprésider pour juin prochain (…) une conférence pour les deux Etats (l’un israélien, l’autre palestinien) avec l’idée que, dans les prochains mois, ensemble, on multiplie et on fédère nos initiatives diplomatiques pour emmener tout le monde sur ce chemin », a-t-il dit à des journalistes français au deuxième jour de sa visite d’Etat en Arabie saoudite.
Une annonce qui intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi à New York sur un projet de résolution visant à organiser en juin une telle conférence internationale.
« Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain »
Les appels à une solution à deux Etats, fondée sur un Etat palestinien aux côtés d’Israël, se sont intensifiés depuis le début de la guerre à Gaza. En mai, l’Irlande, la Norvège et l’Espagne ont annoncé reconnaître l’Etat de Palestine, suivis par la Slovénie en juin.
Interrogé sur une reconnaissance par la France, Emmanuel Macron a réitéré qu’il avait la « volonté de le faire » mais « au moment utile (c’est-à-dire) où ça déclenche des mouvements réciproques de reconnaissance ».
« Je n’exclus rien avant » la conférence de juin, a-t-il ajouté. « Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain », a-t-il dit. « On souhaite entraîner plusieurs autres partenaires et alliés, européens et non européens, qui sont prêts à aller dans cette direction mais qui attendent la France », a-t-il encore relevé.

Il s’agit aussi de « déclencher ce faisant un mouvement de reconnaissance en faveur d’Israël qui permettra aussi d’apporter des réponses en termes de sécurité pour Israël et de convaincre que la solution des deux Etats est une solution qui est pertinente pour Israël même », a-t-il souligné.
L’Arabie saoudite, un poids lourd du Moyen-Orient et gardienne des deux sites les plus saints de l’Islam, est engagée dans des discussions avec Washington pour normaliser ses relations avec Israël et l’octroi de garanties de sécurité américaines. Mais mi-septembre, le prince héritier a exclu une reconnaissance d’Israël avant la « création d’un Etat palestinien », au côté de celui d’Israël.


« Nous ne lâcherons pas là-dessus »


Paris comme Ryad poussent pour la « solution des deux Etats », rejetée par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. « Tout le monde est lucide sur le fait qu’il y a une réalité politique aujourd’hui en Israël avec une coalition qui ne le permet pas mais qu’il y a aussi une réalité sur le terrain qui va s’imposer à tous », a estimé Emmanuel Macron.

Le président français a aussi dénoncé, notamment en Cisjordanie, « des violations gravissimes du droit international (..) poussées par des extrémistes qui veulent la colonisation sans fin et casser la possibilité d’avoir deux Etats ».
« Nous ne lâcherons pas là-dessus », a-t-il martelé, pointant « des gens qui sont sur une ligne très dure et donnent le sentiment d’agir de façon désinhibée ».


Par Le Nouvel Obs avec AFP

12 octobre 2024

Juifs et musulmans : unis contre les amalgames

Face à la situation au Proche-Orient et à "l'importation" en Belgique des tensions, la mosquée Errahma à Verviers et le Foyer culturel juif de Liège veulent dépasser les préjugés et les instrumentalisations par des politiques et des associations dites représentatives de leurs communautés. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique.

Une carte blanche de Guy Wolf, président du Foyer Culturel juif de Liège, Saaddine Ezzammouri, administrateur-délégué de la Mosquée Errahma, Verviers, Deborah Gol, membre du Foyer Culturel Juif de Liège, membre de l'ASBL Territoires de la Mémoire, et Fouad Benyekhlef, militant laïc et associatif.

(Publiée dans La Libre le 28-09-2024)

Le 20 mai dernier, la mosquée Errahma à Verviers, doyenne de Wallonie, a célébré son cinquantième anniversaire. La cérémonie, placée sous le signe de la fraternité judéo-musulmane, fut l'occasion pour des représentants du Foyer culturel juif de Liège de répondre à l'invitation et d'échanger des témoignages spontanées et sincères de solidarité. Il a été rappelé à cette occasion que, malgré les émotions suscitées par les évènements internationaux, les citoyens de ce pays sont également les gardiens de valeurs et de principes intangibles que nous souhaiterions voir appliqués ici. Ainsi, peu importe notre histoire et notre sensibilité individuelle, que nous reconnaissons certes, il est essentiel que chacun se sente en sécurité et intégré dans notre communauté nationale. La convergence de courage et de générosité exprimée par les représentants, tant de la mosquée que du foyer culturel juif, leur volonté de se réunir, en dépassant les préjugés et les tensions du moment, ont fait de cette célébration un moment d'une rare intensité.
 

Des instants comme ceux-là sont d'une importance capitale dans les temps que nous traversons, et nous espérons qu'ils ne restent pas isolés dans notre pays.

Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. 

Pourtant, nous sommes, en tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, sans cesse confrontés, avec une intensité inégalée depuis près d'un an, aux amalgames construits par les discours politiques et les associations dites représentatives de nos communautés, qui tendent à nous enfermer dans un piège identitaire. Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. Nous nous sentons pris en otage, forcés de nous défendre contre une posture qui nous a été imposée, sans que nous ne l'ayons sollicitée ni consentie.

La situation au Proche-Orient est une tragédie qui nous afflige profondément. L'attachement que nous avons pour ces populations et cette terre leur confère une place particulière dans nos cœurs. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique, mais une conviction sincère qu'un avenir pacifique est possible pour cette terre. Aujourd'hui, que ce soit l'extrême droite ou le terrorisme islamiste, ces deux camps, malgré leurs divergences, engendrent sur place tragédies et déstabilisations. Ces deux forces cherchent à créer des amalgames : d'un côté, en associant tous les Palestiniens au terrorisme, et de l'autre, en réduisant tous les Israéliens à un gouvernement extrémiste.

Les visions manichéennes, nourries de préjugés, n'apporteront jamais une société plus juste ou fraternelle.

Dans notre entourage, en Belgique, de nombreux citoyens juifs sont révoltés par le désastre humanitaire infligé aux Palestiniens, et de nombreux citoyens musulmans condamnent les attaques contre des civils Israéliens. Nous sommes conscients que la situation nous impose une responsabilité qui ne doit céder à aucune indignation sélective. Chaque vie humaine, qu'elle soit israélienne ou palestinienne, a une valeur inaliénable. Nous refusons toute hiérarchisation des souffrances et défendons la dignité de chaque être humain.

Pourtant, ces paroles-là ne sont pas portées par les institutions et les organisations supposées nous représenter.

Au-delà de ces silences désolants, ceux qui exploitent la question israélo-palestinienne dans le débat public belge préfèrent attiser les tensions, éteignant toute possibilité d'apaisement et se transformant ainsi en va-t'en-guerre du discours.

La double instrumentalisation du conflit dans le contexte politique belge a déjà été justement dénoncée (C. Van Coevorden, "Israël-Palestina ? Het hele debat is gereduceerd tot een ideologische voetbalwedstrijd", 24 août 2024, Knack.be).

Certains partis détournent la lutte contre l'antisémitisme pour justifier des thèses racistes et islamophobes, diaboliser le soutien aux Palestiniens, et occulter les abus de l'exécutif israélien. Cette récupération de l'antisémitisme ne vise pas à protéger la minorité juive, mais à stigmatiser d'autres minorités.

De l'autre côté de l'échiquier politique, l'antisémitisme est minimisé voire occulté, le réduisant à une stratégie de la droite. Pire encore, certains glorifient le Hamas comme un mouvement de résistance. La cause palestinienne est ainsi utilisée pour entraver la lutte contre l'antisémitisme ou pour justifier des alliances avec des groupes extrémistes.

En tant que simples citoyens, nous discernons aussi clairement les mécanismes de manipulation du gouvernement israélien ou du Hamas, que leurs récupérations dans le débat politique belge. Ces manœuvres ne font que tromper ceux qui, face aux images bouleversantes, espèrent encore trouver des acteurs politiques ou associatifs engagés et empathiques. Trop souvent, hélas, c'est loin d'être le cas. 

Ceux qui soufflent sur les braises des fractures identitaires, par leur irresponsabilité, divisent la société, et réécrivent une histoire qui est pourtant une part de nous-mêmes.

Celle, par exemple, de la coexistence plus que millénaire entre juifs et musulmans dans les pays arabes. Sans idéaliser cette histoire commune, elle a incontestablement produit une culture à part entière, dont l'apport est consacré, notamment, par la constitution marocaine comme un élément de l'identité nationale de ce pays. Il est urgent de parvenir à préserver cet héritage, à l'heure où les derniers témoins de cette coexistence disparaissent.

En Belgique aussi, notre condition minoritaire nous impose la clairvoyance de ne pas nous laisser enfermer dans des postures victimaires, ni nous laisser diviser, face au danger de la résurgence d'idéologies haineuses qui nous guette. Des organisations se créent, de plus en plus nombreuses, pour veiller ou lutter contre l'antisémitisme ou l'islamophobie, chacune de leur côté, mais pas ensemble. Pourtant, nos adversaires communs ne feront, eux, fondamentalement, pas de différence entre nous.
Il existe pourtant une approche basée sur des valeurs communes. C'est cette voie que nous commençons à voir émerger à nouveau en Israël, avec des voix s'élevant contre l'extrême droite, tout comme à Gaza, où certains osent défier le Hamas malgré la répression. Ainsi, le mouvement Standing Together, composé d'Israéliens juifs, musulmans et chrétiens et de Palestiniens, de Cisjordanie et de Gaza, mobilise des citoyens engagés ensemble, de plus en plus nombreux, dans des actions contre l'occupation, pour l'égalité et la justice sociale. Le courage et la détermination de ces activistes qui vivent le conflit dans leur chair, nous obligent.

En tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, nous refusons toute division entre "nous" et "eux". Nous voyons en l'"Autre" un reflet de nous-mêmes et affirmons notre citoyenneté commune au-delà des différences.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/09/28/juifs-et-musulmans-unis-contre-les-amalgames-SIRQDMUQFZHDBDENZQIAJG3V3I/

11 octobre 2024

À Gaza, "toutes les structures de santé ont été prises pour cible de manière spécifique" par Israël

 Les femmes et les enfants sont les principales victimes des bombardements israéliens dans l'enclave palestinienne. 

Depuis un an, Israël mène sans relâche des actions militaires intensives dans la bande de Gaza. Si l'armée israélienne assure diriger ses opérations exclusivement contre les combattants du Hamas, ce sont en réalité les civils palestiniens qui sont les principales victimes du conflit.
Présentes sur place, les équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont pris en charge plus de 27 500 patients souffrant de blessures liées à la violence depuis le début de la guerre, dont 80 % ont été causées par des bombardements israéliens. Parmi ces derniers, "environ 60 % des cas reçus sont des femmes et des enfants", déclare Emmanuel Massart, responsable des opérations de l'organisation humanitaire à Gaza.

"Blessures handicapantes à vie" 

Depuis le 7 octobre 2023, alors que les besoins humanitaires ont explosé en raison des frappes intensifiées d'Israël, l'accès aux soins de santé a été considérablement réduit. Soumis à des critères flous et imprécis de la part des autorités israéliennes, beaucoup de convois transportant de l'aide humanitaire ne parviennent jamais à destination. "En ce moment, j'ai plus de vingt camions qui attendent de pouvoir rentrer à Gaza", explique Emmanuel Massart. Essentiels à la survie des Gazaouis, ces camions transportent notamment du matériel médical et des médicaments essentiels "sensibles à la température et qui ne supportent absolument pas d'être stoppés pendant des jours au soleil".

Mais aussi des prothèses et autres appareils primordiaux pour les plus de 22 500 personnes ayant subi ces derniers mois des "blessures handicapantes à vie", et recensées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) fin juillet. Parmi eux, l'Unicef estimait à plusieurs milliers le nombre d'enfants ayant perdu un ou deux membres au cours des trois premiers mois des hostilités. Pour autant, "il est extrêmement difficile de faire passer des prothèses, des béquilles ou des chaises roulantes à cause des contrôles israéliens", constate le responsable humanitaire.

Les enfants handicapés courent également un risque accru de mort ou de blessure en raison des difficultés supplémentaires auxquelles ils sont confrontés lorsqu'ils sont contraints de fuir les attaques. "Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de solution pour eux. On espère un cessez-le-feu le plus rapidement possible pour limiter le nombre d'enfants handicapés après la guerre", mais aussi pour pouvoir commencer leur rééducation.

Mise en danger du personnel humanitaire

Seuls 17 des 36 hôpitaux de l'ensemble de l'enclave sont "partiellement fonctionnels" pour accueillir les blessés. Depuis octobre 2023, le personnel et les patients de MSF ont dû évacuer quatorze complexes en raison d'incidents graves et de combats en cours car "toutes les structures de santé ont été prises pour cibles de manière spécifique" par Israël. Au total, six membres de l'organisation ont été tués dans le cadre de leurs activités médicales depuis le début de la guerre. "Un de mes collègues a été abattu par un sniper israélien à travers la vitre d'un couloir de l'hôpital pendant qu'il soignait un patient", déclare le médecin.


Les diverses organisations humanitaires présentes à Gaza communiquent pourtant leurs localisations à Tsahal mais "il est arrivé à plusieurs reprises que ces lieux soient quand même bombardés" par l'armée israélienne. "C'est quelque chose d'inacceptable. Même la guerre a ses règles", pointe Emmanuel Massart, qui condamne "la violation du droit international par Israël" depuis douze mois. Et dénonce la "complicité" des pays occidentaux, dont "les États-Unis mais aussi la Belgique", à ces violations par leur participation financière à l'effort militaire israélien. Fin juillet, la Cour internationale de justice (CIJ) avait pourtant demandé à tous les États de ne pas "prêter aide ou assistance" au maintien de la présence "illicite" d'Israël dans les Territoires palestiniens occupés, dont Gaza.

Suzy Wolfarth, Publié dans La Libre le 08-10-2024

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