Par Sylvain George
Cinéaste
jeudi 10 juillet 2025
AOC International
Anéantir non seulement les corps des enfants, des femmes, des hommes, mais la possibilité même qu’ils aient compté. Ce qui s’accomplit à Gaza n’est pas seulement un massacre, mais aussi une opération de désactivation du monde, au sens où elle vise à effacer jusqu’à la trace de ces vies, à rendre impossible leur inscription, leur mémoire, leur récit.
« On peut brûler les enfants sans que la nuit remue. » — Robert Antelme
Ce qui se joue aujourd’hui à Gaza ne relève pas simplement d’un crime de guerre, ni même d’un massacre à visée génocidaire. Il s’agit d’un événement structurel, un moment dans lequel les catégories modernes du droit, de l’histoire, de l’image, de la mémoire et du sujet sont désactivées de l’intérieur.
Lorsque des enfants sont visés un par un par des frappes aériennes, réduits à l’état de cendres ou de fragments, lorsqu’ils explosent dans leur lit ou s’embrasent dans les ruines, lorsqu’une femme meurt avec son nourrisson dans un couloir, lorsqu’un blessé appelant à l’aide est frappé par une frappe de précision, il ne s’agit plus d’une simple logique de domination ou d’une politique de la terreur. Ce qui est visé, ce n’est pas uniquement la destruction d’un individu, mais la possibilité même que cette vie ait compté, ait été adressable, transmissible, endeuillable (Judith Butler, Didier Fassin, Gayatri Chakravorty Spivak).
La destruction des enfants palestiniens n’est pas secondaire. Elle est centrale dans la configuration coloniale actuelle. Elle accomplit une triple opération :
Une éradication physique : réduction en cendres, pulvérisation des corps, effacement des registres civils, disparition de familles entières dans des camps de distribution humanitaire ;
Un effacement symbolique : disparition du nom, dissolution de la singularité, production d’images sans destinataire ;
Une inhibition mémorielle : saturation de représentations, dissociation affective, étouffement statistique, transformant la douleur en spectacle anesthésiant selon la logique même de l’esthétisation politique que Benjamin reconnaissait dans les régimes fascistes.
Ce geste de brûler, de fragmenter, d’effacer condense la forme contemporaine du pouvoir létal. Il est composé de violences qui entremêlent la violence mythico-religieuse réactivant les logiques sacrificielles, les exceptions bibliques et la sacralisation de la terre, et violence sécularisée, fondée sur la gestion des seuils, le droit différé, la neutralisation algorithmique.
La modalité micro-ciblée du massacre est son noyau théorique : frapper les enfants, les uns après les autres ; tuer les femme, une à une ; effacer des familles entières, non dans une abstraction stratégique, mais dans une opération visible, répétée, méthodique. Chaque missile lancé pour tuer un seul être, chaque nom effacé des registres civils, chaque corps brûlé au point de devenir irreconnaissable, n’est pas un excès de pouvoir mais la forme même du biopolitique contemporain. C’est ici que la pensée doit s’exposer. Dans cette scène où la rationalité technologique rencontre la volonté sacrale d’effacer, où chaque destruction individuelle est en réalité la désactivation d’un monde entier, non un monde générique, mais le monde possible que cet être emportait en lui.
Ces enfants sont tout à la fois :
Des enfants-ciblés : rendus impossibles à inscrire dans une mémoire commune, chaque frappe de précision efface toute trace d’adresse ou de filiation ;
Des enfants-interrompus : porteurs d’un devenir réduit au silence avant même d’avoir pu advenir, figures d’un langage et d’une parole empêché avant même d’être proféré ;
Des enfants-effacés : singularités dissoutes dans une fabrique d’anonymat, sans nom à transmettre, sans image à reconnaître, sans récit à relayer.
Ces enfants ciblés, frappés, explosés, démembrés ne sont pas des figures mais des corps réels, détruits, arrachés au monde, des sujets qui excèdent toute désignation biologique ou compassionnelle et produisent une rupture avec ces deux types de cadrage dominants[1]. Leur mise à mort répétée, systématique, expose ce que Gaza est devenu. Non simplement un théâtre de guerre, mais un lieu d’effacement, où l’on ne tue pas pour conquérir, mais pour anéantir toute inscription possible. Ce que révèle l’extermination de ces enfants, c’est la fusion contemporaine entre un messianisme religieux actif (terre promise, guerre sacrée, mythe des origines) et une rationalité sécularisée du meurtre (calcul technologique made in USA, seuil de proportionnalité validé par l’UE, neutralité juridique onusienne). L’acte de tuer se donne ici désormais comme geste légitime, administré, prophétique et algorithmique tout à la fois. Une opération froide et fervente à la fois.
La mise à mort de ces enfants ne suspend pas simplement une vie, elle désarticule ce qui permettrait à cette vie d’entrer dans un récit, un droit, une mémoire, une adresse. Elle est le point aveugle de l’ordre du monde. Elle nomme ce que l’Occident, dans sa complicité active ou son silence stratégique, refuse de regarder : non plus seulement l’effondrement du droit, mais la production industrielle d’une absence. Là où le pouvoir colonial ne peut tolérer ce que Frantz Fanon appelait un excès d’humanité, c’est-à-dire l’affirmation d’une existence pleinement humaine là où l’ordre colonial ne reconnaît qu’objet à dominer, à nier ou à effacer, il met en œuvre une opération de neutralisation systématique: la disparition des noms, l’effacement des archives, le contournement des images, la désactivation de la mémoire.
Voici des scènes de désactivation : des familles entières massacrées dans les camps après avoir été déplacées un nombre incalculable de fois ; des enfants orphelins, âgés parfois de quatre ou cinq ans, qui errent désormais seuls au milieu des ruines ; des enfants abattus alors qu’ils charrient des réservoirs d’eau ; des centaines de personnes affamées abattues alors qu’elles attendent la distribution d’un peu d’aide alimentaire ; des blessés achevés alors qu’ils appelent à l’aide ; des milliers de cadavres enfouis sous les gravats…
Et l’on en arrive là : à des chiens errants, affamés dans les décombres, livrés à la déréliction des ruines, venant déterrer et dévorer les morts ensevelis. Scène extrême, non d’un effondrement symbolique, mais d’un agencement de désintégration active, où les frontières entre vivant et mort, humain et non-humain, sont absorbées dans une logique de dévoration organisée. Ces mêmes chiens, que Michaux désignait comme notre dernier abri, deviennent les agents involontaires d’un renversement programmé. Cette profanation n’a rien de fortuit. Elle est l’effet d’une politique de désubjectivation poussée à son terme, qui reprend, sous des formes sécularisées, les techniques nazies de dislocation et d’effacement, aujourd’hui intégrées dans la gestion militaire et juridique israélienne. Jusqu’à cela, tout est organisé pour rendre impossible la confiance, l’image, l’adresse. Cette scène, qui dans un récit sur la Shoah susciterait l’effroi, advient ici en direct, sans que l’histoire ne vacille.
Gaza n’est pas simplement un lieu, elle est le laboratoire visible d’un nouveau régime de disparition, une machine à désactiver le vivant, à incorporer la destruction au langage du droit, à élever la saturation en principe de neutralisation.
Quelque chose pourtant subsiste, non comme trace, mais comme tension irréductible. C’est cela que nous nommons : l’Inaltérable vulnérable.
L’inaltérable vulnérable désigne ici non un sujet, non une essence, non une subjectivité assignable ou restaurable, mais un reste irréductible, un “opérateur” de désajointement, dans la lignée des undercommons de Stefano Harney et Fred Moten[2]; ce qui, même anéanti, désactive la clôture symbolique du crime ; ce qui empêche que tout soit réparé, classé, archivé, oublié. Il ne s’agit pas ici de retrouver un sujet. Il s’agit de penser depuis un désajointement vivant, un lieu où la subjectivation est empêchée mais irréductiblement persistante. Ce lieu est sans fondement, sans réconciliation, sans ontologie, il est un point de résistance immanente.
Il ne s’agit pas de documenter la violence selon ses propres termes, son propre régime d’intelligibilité et de produire des images compatibles avec l’économie humanitaire ou l’indignation spectaculaire. Il s’agit de documenter contre l’effacement, de fixer ce que le pouvoir veut rendre irrecevable, c’est-à-dire les noms rayés, les corps sans sépulture. Documenter devient alors un acte de désobéissance épistémique, ou comment soustraire des preuves au régime scopique dominant pour en faire des armes de désarticulation conceptuelle. Il s’agit de penser Gaza non comme désastre localisé, mais comme opérateur critique d’un monde où l’archive ne répare plus, où le droit légitime l’effacement, où l’image ne fait plus rupture.
Faire aujourd’hui de Gaza une « cause universelle », tardive et suspecte, après des mois de négation, de diffamation, de criminalisation de celles et ceux qui tentaient de nommer, apparaît souvent comme une propédeutique au retournement de veste, un consensus tardif produit sur les décombres d’un silence initial, alors que l’Union européenne finance les bulldozers, que les États-Unis livrent les bombes à fragmentation, et que le droit international se tait. Or, la pensée ne peut pas suivre cette courbe. Elle doit refuser le consensus rétrospectif. Elle doit désigner l’anéantissement pour ce qu’il est, c’est-à-dire non comme fait, mais comme dispositif, comme une opération de désactivation du dicible, au vu et au su de tous.
Il ne suffit pas d’attester. Il faut nommer, sans aucun doute. Non pour enfermer le réel dans un cadre de sens, mais pour en désactiver les coordonnées instituées. C’est à ce prix seulement qu’une pensée peut se maintenir dans l’intervalle même de la catastrophe. Une pensée de la disjonction, de l’interruption, du reste.
Il importe de refuser l’ontologisation de la violence. Penser Gaza ne relève ni d’une mystique du désastre, ni d’une invocation de l’indicible ou de l’irreprésentable. Ce qui s’y joue n’est pas de l’ordre d’un non-monde abstrait, ni d’une faille ontologique dans l’Être, mais d’un processus historique, situé, organisé ; un agencement politique, technologique, juridique, théologico-colonial. Loin de toute pensée essentialiste, il s’agit de désactiver les cadres qui sacralisent le ravage, que ceux-ci prennent la forme d’un silence sacré, d’une souffrance intransmissible, ou d’un effondrement de l’humain en général. La désobéissance théorique consiste ici à maintenir le désastre dans l’ordre du partage, même défiguré, à en faire un opérateur critique, non pas un horizon ontologique. À l’ontologie de l’inhumain, il faut opposer une pensée profane de l’effacement, une cartographie des dispositifs d’illégitimation, et une politique du reste, du nom, de l’adresse. Gaza n’est pas l’autre nom du néant, mais le lieu d’une bataille matérielle contre le partage même du monde.
Ce qui a été détruit à Gaza ne peut être réparé. Il ne faut pas réparer. Il faut empêcher que soit refermé ce qui doit rester béant, non comme pure négativité, mais comme puissance critique. Une puissance critique non fondatrice, sans transcendance, mais profane ; une déchirure située, irréductible, qui défie les cadres établis du visible, du dicible, du partage. Penser depuis cette déchirure, tenir ce point non comme une vérité révélée, mais comme lieu de déstabilisation, comme tension vive au sein même de ce qui se prétend stable, comme faille active dans toute vérité constituée, dans le cœur de toute légitimation : telle est la tâche. Ce qui y persiste, irréparable, imprescriptible, ne réclame ni dette ni promesse. Il rend toute réparation illusoire, et toute clôture, criminelle.
Les enfants brûlent sans que la nuit ne remue, si ce n’est de la veille profane qui défie l’effacement.
Antelme avait raison.
Sylvain George
Cinéaste
NOTES :
[1] 1) La désignation biologique : celle qui réduit l’enfant à une catégorie d’âge ou d’état biologique (mineur, vulnérable, non-adulte), comme s’il s’agissait d’un fait neutre de développement humain. Or l’« enfant » dans ce contexte n’est pas un état naturel, mais une position construite dans et par la violence coloniale. Ce n’est pas l’enfant comme enfant qui est visé, mais l’enfant comme impossibilité d’archive, comme seuil inassignable d’adresse, comme excès d’humanité (au sens de Fanon et Fassin).
2) La désignation compassionnelle : qui tend à enfermer la figure de l’enfant dans un registre affectif, sentimental ou humanitaire (la pitié, l’indignation morale, la larme médiatique). Ce registre dépolitise. Il transforme la destruction en pathos, le massacre en image, l’événement en cause pleurable. Or ce que ce texte cherche à dire, c’est que ces enfants ne doivent pas être abordés par l’émotion, mais par la pensée…
[2] Les Undercommons, concept développé par Stefano Harney et Fred Moten dans leur livre The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study (2013), désigne un espace critique, souterrain, insoumis, où des formes de savoir, de vie, de communauté et de résistance se construisent en dehors des institutions dominantes, notamment l’État et le capitalisme racial.
Se trouve aussi dans mes pealtrees :
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