17 mars 2025

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

 
LA CITATION
« Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. »

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »
 

Propos recueillis par Céline Lussato
Publié dans leNouvel Obs le 10 mars 2025, mis à jour le 14 mars 2025

"Seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble."
Entretien  

Dans « Au ras du sol », le journal qu’il a tenu à Tel-Aviv durant les six premiers mois de la guerre, l’auteur de romans policiers israélien Dror Mishani livre ses doutes et ses espoirs et nous plonge dans ce pays où il est devenu si difficile, mais si important pour lui, de vivre. 

Le 7 octobre 2023, tandis que le Hamas lançait sa vaste attaque contre Israël, Dror Mishani était en France, à Toulouse, pour des rencontres littéraires. La distance n’a pas amoindri le choc, le traumatisme. Comme des milliers d’Israéliens bloqués à l’étranger, l’écrivain a précipité son retour dans un pays, une nouvelle fois, en guerre. Lui, le pacifiste, défenseur du droit des Palestiniens à vivre libres aux côtés des Israéliens sur cette terre disputée, l’affirme immédiatement : « Et si une guerre totale n’était pas inéluctable ? Et si on se demandait à quoi bon utiliser la violence pour tenter d’éviter une catastrophe qui s’est déjà produite ? » Mais son gouvernement choisira la riposte la plus implacable, soutenu par une large part de la population, traumatisée par les récits des pires horreurs subies dans l’histoire du pays. 

Durant les six premiers mois de cette guerre, l’écrivain a tenu un journal. L’auteur de romans policiers à succès a mis de côté son enquêteur Avraham Avraham, ce flic taciturne imaginé en 2011 dans « Une disparition inquiétante » (Seuil. Adapté au cinéma par Erick Zonca en 2018, « Fleuve noir »), pour livrer un récit à la première personne, confiant ses sentiments, ses doutes, ses confrontations familiales. Avec « Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre » (Gallimard), il offre un livre important qui nous plonge dans la société israélienne, nous permet de mieux la comprendre et, peut-être, de garder espoir, à l’image de l’auteur qui, un peu seul contre tous dans son ouvrage, continue de croire que la paix reste possible.

De retour à Paris, ce francophile et parfait francophone nous a reçus chez Gallimard pour un entretien, pour une fois, plus politique que littéraire. « Je suis plus habitué à parler de littérature noire, concède-t-il d’entrée de jeu. Mais j’assume, c’est le livre que j’ai écrit ! » 

Après avoir été publié en Allemagne et en Espagne, votre livre est publié simultanément en France et en Israël. Il ne devait pas paraître en hébreu. Pourquoi avoir changé d’avis ?

Dror Mishani Mon éditrice m’a convaincu de l’importance de le publier en Israël. J’avais peur et j’ai encore peur. Le côté très personnel, intime, du livre m’effraie. Mes romans policiers sont toujours personnels mais je suis habitué à m’abriter derrière le voile de la fiction. Ici, je parle de ma fille, mon fils, ma femme et de toute ma famille. Je confie sur moi-même et mon histoire des aspects que je n’ai jamais racontés, comme le récit autour de mon service militaire. Seuls mes amis connaissent mon histoire avec l’armée. C’est effrayant de livrer sa vie. Par ailleurs, ce livre mélange la littérature et la politique. Mes positions sont connues, j’ai écrit des articles dans le quotidien « Haaretz », donc il ne s’agit pas de révéler mes opinions. Mêler la politique et la littérature, c’est différent. Mes romans policiers sont assez populaires et j’ai prévenu mon éditrice que nous allions sans doute perdre des lecteurs. Mais elle a dit : « Peu importe, ta voix est importante pour le discours sur la guerre et ses conséquences en Israël. » C’est pourquoi, finalement, le livre sort également dans mon pays. 

Vous montrez, notamment au travers de dialogues avec votre mère et surtout votre fille à quel point les voix bellicistes ont pris le dessus. Les positions de votre fille, traumatisée comme toute la société par les attaques du Hamas, sont aujourd’hui bien plus représentatives de l’opinion israélienne que les vôtres n’est-ce pas ?

Oui, sûrement. Mais des voix critiques existent. De nombreux Israéliens dénoncent notre gouvernement, en particulier concernant sa politique vis-à-vis des otages et sa politique d’avant le 7-Octobre. Ce qu’il nous manque davantage, c’est la critique de notre position en tant qu’Etat, en tant qu’Israéliens, vis-à-vis des Palestiniens. [Le Premier ministre israélien] Benyamin Netanyahou y est pour beaucoup mais cela n’a pas commencé avec lui. La politique de l’Etat d’Israël envers les Palestiniens n’a pas vraiment changé toutes ces décennies. La société israélienne s’est radicalisée après le massacre. Même si Netanyahou est remplacé demain, il ne le sera pas par un homme ou une femme qui soutient la paix et des négociations avec les Palestiniens. Il s’agit de quelque chose de plus profond, qui est dans notre position historique envers les Palestiniens.
 

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Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens. J’espère que ceux qui ont tué des Israéliens iront en prison, la nôtre ou celle de l’Autorité palestinienne. Mais les Palestiniens n’ont pas tous massacré des Israéliens le 7-Octobre, ils n’ont pas tous soutenu ces massacres. Et nous devons accepter l’idée de vivre avec eux. Quelle est l’alternative ? Les idées folles [du président américaine] Donald Trump qui imagine vider cette terre des Palestiniens ? Non seulement ce n’est pas moral, mais c’est faire preuve d’une grande myopie. Car, après tout, s’il devient légitime de parler de « relocaliser » des millions de Palestiniens aujourd’hui, pourquoi serait-il illégitime ou immoral de parler un jour, de la part d’un autre président américain ou sur proposition de la Chine ou de la Russie – qui seront peut-être alors la puissance dominante –, de relocaliser quelques millions de juifs ?

On parle de la difficulté pour les Israéliens d’accepter, après le 7-Octobre, de vivre aux côtés des Palestiniens. Mais pensez-vous que c’est plus facile pour les Palestiniens d’envisager de vivre avec les Israéliens qui ont tué 50 000 ou 60 000 Palestiniens à Gaza ? Israéliens et Palestiniens doivent oublier et pardonner. Nous n’avons pas le choix. Le massacre du 7-Octobre est un événement atroce. Ce n’est pas le premier de notre histoire. Et j’ai vraiment peur que ce ne soit pas le dernier.

Cela risque d’être particulièrement difficile pour la jeune génération. Pensez-vous que votre fille puisse être un jour enfin convaincue ?

J’ai eu une conversation avec elle après sa lecture du « Journal » et le dialogue n’est donc pas retranscrit. Elle m’a dit : « Alors, après tout notre débat, tu es toujours persuadé que c’est toi qui as raison ? » Je sais qu’aujourd’hui on n’est pas censé dire à nos enfants qu’ils ont tort et nous raison, que nous avons plus d’expérience, etc. Pourtant, je lui ai rappelé que j’ai 49 ans et que lorsque j’en avais 12 – j’étais plus jeune qu’elle aujourd’hui –, il y a eu la première Intifada [1987-1993]. Les Palestiniens ont combattu avec des pierres et Israël a répondu par la force. Quinze ans plus tard, déclenchement de la deuxième Intifada [2000-2005] : les Palestiniens ont alors combattu avec des armes à feu et Israël a encore répondu par la force. Vingt ans plus tard, ils se sont dotés de missiles et nous répondons par une force militaire encore plus grande… La réponse armée ne marche pas ! 

On comprend en lisant votre journal que la souffrance des Palestiniens est invisibilisée en Israël. Pour savoir ce qui se passe à Gaza, il faut regarder des chaînes de télévision étrangères. Pensez-vous que cela participe du problème ?

Ils ne sont pas seulement invisibles, ils sont diabolisés. Tous les Palestiniens sont coupables, tous les Palestiniens sont des monstres… Il y a cette phrase qui revient sans cesse : « Il n’y a pas d’innocents à Gaza ». On entend beaucoup d’Israéliens dénoncer le fait que le Hamas ait caché, par exemple, des armes sous les écoles, ce qui fait de ses combattants des monstres. Mais je lisais un article il y a quelques jours dans « Haaretz » qui expliquait que les organisations sionistes avaient fait la même chose durant le mandat britannique. L’ancien Premier ministre Ehud Barak avait dit, il y a vingt ans, que s’il avait été Palestinien, lui aussi aurait probablement été un terroriste. Au moins, à l’époque, dans la gauche israélienne on pouvait reconnaître la lutte des Palestiniens. Aujourd’hui, nous sommes devenus aveugles. 

La Shoah est très présente dans votre journal, le plus souvent en filigrane, du fait notamment que votre épouse travaille au mémorial de Yad Vashem. Certains établissent une continuité entre le 7-Octobre et l’extermination programmée des juifs par le régime nazi au XXe siècle…

Le massacre du 7-Octobre, terrible, est non seulement un traumatisme israélien et même juif, mais il a ravivé d’anciens traumatismes tant il rappelle les anciens pogroms. Mais, pour moi, il faut être clair, notre guerre avec les Palestiniens n’est pas la continuation de la Shoah. Les Palestiniens ne sont pas des nazis. Ils ont leurs raisons de nous combattre et ce n’est pas l’antisémitisme. Nous avons un conflit territorial et ils sont nos prisonniers depuis des décennies. En comprenant que cette guerre n’est pas la continuation de la Shoah, nous comprendrons qu’il faut combattre différemment. Ce n’est pas en détruisant Gaza que cela va nous aider.

Dans une discussion houleuse avec votre mère, vous affirmez : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que nous pouvons faire pour vivre en paix. » Qu’est-il possible de faire ? 

Je ne suis pas un homme politique. Je ne sais pas quelle forme cette cohabitation peut emprunter, s’il faut deux Etats, un seul Etat, une confédération… On entend parfois des propositions de créer un Etat palestinien démilitarisé, sans contrôle sur ses frontières. Mais seule la coexistence entre peuples égaux pourra un jour arrêter cette guerre. Je pense que cela commence par reconnaître que nos droits sur cette terre ne sont pas supérieurs aux leurs. Avant de s’asseoir à une table de négociations pour discuter des modalités de coexistence, il faut qu’enfin un leader israélien s’adresse aux Palestiniens pour leur dire : « Nous sommes ici, nous les Israéliens, et nous allons rester ici à jamais. Vous êtes ici également et vos droits sur ce pays sont exactement les mêmes que les nôtres. Nous regrettons ce que nous avons fait depuis des décennies. Maintenant nous pouvons commencer à penser à la manière dont nous pouvons vivre ensemble ».

A lire aussi : Entretien  En Cisjordanie, Israël « rend la vie des Palestiniens invivable pour les inciter à partir d’eux-mêmes »

Avant le 7-Octobre, des dizaines de milliers d’Israéliens manifestaient contre les réformes antidémocratiques lancées par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et soutenues par la frange la plus à droite de la population. Un tel leader peut-il émerger avec une société israélienne si déchirée ? 

Pour le moment, il semble en effet que cela ne soit pas possible. Je m’efforce de combattre les idées des [leaders d’extrême droite] Itamar Ben Gvir, Bezalel Smotrich ou de Benyamin Netanyahou… mais aussi, sur la question palestinienne, les idées des [leaders centristes] Benny Gantz ou Yaïr Lapid, qui sont censés être dans l’opposition mais ont trouvé « intéressante » l’idée de Trump de relocaliser les Palestiniens de Gaza ! De la même manière, les écrivains, les intellectuels, les politiciens palestiniens doivent aussi convaincre les Palestiniens qu’ils peuvent vivre avec nous. Beaucoup l’ont d’ailleurs déjà accepté. 

Comme vous l’avez lu dans le livre, ma femme n’est pas israélienne, nous pourrions tout à fait vivre ailleurs. Mais je veux rester. Je veux rester en Israël et cela ne peut avoir du sens qu’à condition que ce soit un acte d’espoir. Nous devons continuer à croire qu’un jour il y aura suffisamment d’Israéliens et de Palestiniens qui regretteront, qui pardonneront et reconnaîtront le droit de l’autre à vivre librement sur cette terre. Librement. Car s’ils ne sont pas libres, cela signifie qu’ils sont nos prisonniers et qu’ils poursuivront leur révolte. 

Nous avons des politiciens capables de montrer la voie, comme Ayman Odeh, le leader du parti communiste Hadash. Nous avons des écrivains, des artistes qui portent cette voix. Alors, on peut nous opposer que ce n’est pas le moment, qu’après le massacre du 7-Octobre nous sommes traumatisés. Mais les Palestiniens ne sont pas moins traumatisés. Ils le sont depuis des années et ils le sont encore plus après la destruction de Gaza et ce qui se passe en ce moment en Cisjordanie. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire mais il faut, à un moment, mettre nos traumatismes de côté un instant pour penser à notre futur. Comment justifier la décision de rester si on n’a pas un peu d’espoir ? 

Je ne vois pas comment des Israéliens qui connaissent un peu l’histoire peuvent continuer à croire que la victoire sur les Palestiniens est possible. Ils n’arrêteront pas de combattre pour vivre libre sur cette terre. Penser l’inverse, c’est être aveugle à l’histoire de cette guerre infinie qui devient de plus en plus atroce. S’ils n’ouvrent pas les yeux, je redoute que le pire soit devant nous.

C’est une voix que vous êtes prêt à porter en Israël dans les prochains jours avec la sortie du « Journal » ?

J’ai toujours été engagé. Par l’écriture d’articles ou comme citoyen en allant manifester. Publier ce livre en Israël m’effrayait. Mais maintenant, je suis impatient de rentrer pour voir les réactions. Je commence à avoir peur qu’il n’y en ait pas ! Et si elles sont très opposées, je suis prêt à discuter, à essayer de convaincre.

« Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre », par Dror Mishani, Gallimard, février 2025.


Propos recueillis par Céline Lussato

01 janvier 2025

La France et l’Arabie saoudite coprésideront une conférence sur la création d’un Etat palestinien

L’annonce faite par Emmanuel Macron intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi, à New York, sur un projet de résolution visant à organiser une telle conférence internationale.
Par Le Nouvel Obs avec AFP
Publié le 4 décembre 2024 à 11h44, mis à jour le 4 décembre 2024 à 11h51

En accès libreLe président français Emmanuel Macron a annoncé mardi 3 décembre qu’il coprésiderait avec le prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane une conférence sur la création d’un Etat palestinien en juin 2025.
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« On a décidé de coprésider pour juin prochain (…) une conférence pour les deux Etats (l’un israélien, l’autre palestinien) avec l’idée que, dans les prochains mois, ensemble, on multiplie et on fédère nos initiatives diplomatiques pour emmener tout le monde sur ce chemin », a-t-il dit à des journalistes français au deuxième jour de sa visite d’Etat en Arabie saoudite.
Une annonce qui intervient alors que l’Assemblée générale de l’ONU devrait voter mardi à New York sur un projet de résolution visant à organiser en juin une telle conférence internationale.
« Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain »
Les appels à une solution à deux Etats, fondée sur un Etat palestinien aux côtés d’Israël, se sont intensifiés depuis le début de la guerre à Gaza. En mai, l’Irlande, la Norvège et l’Espagne ont annoncé reconnaître l’Etat de Palestine, suivis par la Slovénie en juin.
Interrogé sur une reconnaissance par la France, Emmanuel Macron a réitéré qu’il avait la « volonté de le faire » mais « au moment utile (c’est-à-dire) où ça déclenche des mouvements réciproques de reconnaissance ».
« Je n’exclus rien avant » la conférence de juin, a-t-il ajouté. « Ça dépend (ra) de l’évolution de la situation sur le terrain », a-t-il dit. « On souhaite entraîner plusieurs autres partenaires et alliés, européens et non européens, qui sont prêts à aller dans cette direction mais qui attendent la France », a-t-il encore relevé.

Il s’agit aussi de « déclencher ce faisant un mouvement de reconnaissance en faveur d’Israël qui permettra aussi d’apporter des réponses en termes de sécurité pour Israël et de convaincre que la solution des deux Etats est une solution qui est pertinente pour Israël même », a-t-il souligné.
L’Arabie saoudite, un poids lourd du Moyen-Orient et gardienne des deux sites les plus saints de l’Islam, est engagée dans des discussions avec Washington pour normaliser ses relations avec Israël et l’octroi de garanties de sécurité américaines. Mais mi-septembre, le prince héritier a exclu une reconnaissance d’Israël avant la « création d’un Etat palestinien », au côté de celui d’Israël.


« Nous ne lâcherons pas là-dessus »


Paris comme Ryad poussent pour la « solution des deux Etats », rejetée par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. « Tout le monde est lucide sur le fait qu’il y a une réalité politique aujourd’hui en Israël avec une coalition qui ne le permet pas mais qu’il y a aussi une réalité sur le terrain qui va s’imposer à tous », a estimé Emmanuel Macron.

Le président français a aussi dénoncé, notamment en Cisjordanie, « des violations gravissimes du droit international (..) poussées par des extrémistes qui veulent la colonisation sans fin et casser la possibilité d’avoir deux Etats ».
« Nous ne lâcherons pas là-dessus », a-t-il martelé, pointant « des gens qui sont sur une ligne très dure et donnent le sentiment d’agir de façon désinhibée ».


Par Le Nouvel Obs avec AFP

12 octobre 2024

Juifs et musulmans : unis contre les amalgames

Face à la situation au Proche-Orient et à "l'importation" en Belgique des tensions, la mosquée Errahma à Verviers et le Foyer culturel juif de Liège veulent dépasser les préjugés et les instrumentalisations par des politiques et des associations dites représentatives de leurs communautés. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique.

Une carte blanche de Guy Wolf, président du Foyer Culturel juif de Liège, Saaddine Ezzammouri, administrateur-délégué de la Mosquée Errahma, Verviers, Deborah Gol, membre du Foyer Culturel Juif de Liège, membre de l'ASBL Territoires de la Mémoire, et Fouad Benyekhlef, militant laïc et associatif.

(Publiée dans La Libre le 28-09-2024)

Le 20 mai dernier, la mosquée Errahma à Verviers, doyenne de Wallonie, a célébré son cinquantième anniversaire. La cérémonie, placée sous le signe de la fraternité judéo-musulmane, fut l'occasion pour des représentants du Foyer culturel juif de Liège de répondre à l'invitation et d'échanger des témoignages spontanées et sincères de solidarité. Il a été rappelé à cette occasion que, malgré les émotions suscitées par les évènements internationaux, les citoyens de ce pays sont également les gardiens de valeurs et de principes intangibles que nous souhaiterions voir appliqués ici. Ainsi, peu importe notre histoire et notre sensibilité individuelle, que nous reconnaissons certes, il est essentiel que chacun se sente en sécurité et intégré dans notre communauté nationale. La convergence de courage et de générosité exprimée par les représentants, tant de la mosquée que du foyer culturel juif, leur volonté de se réunir, en dépassant les préjugés et les tensions du moment, ont fait de cette célébration un moment d'une rare intensité.
 

Des instants comme ceux-là sont d'une importance capitale dans les temps que nous traversons, et nous espérons qu'ils ne restent pas isolés dans notre pays.

Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. 

Pourtant, nous sommes, en tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, sans cesse confrontés, avec une intensité inégalée depuis près d'un an, aux amalgames construits par les discours politiques et les associations dites représentatives de nos communautés, qui tendent à nous enfermer dans un piège identitaire. Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. Nous nous sentons pris en otage, forcés de nous défendre contre une posture qui nous a été imposée, sans que nous ne l'ayons sollicitée ni consentie.

La situation au Proche-Orient est une tragédie qui nous afflige profondément. L'attachement que nous avons pour ces populations et cette terre leur confère une place particulière dans nos cœurs. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique, mais une conviction sincère qu'un avenir pacifique est possible pour cette terre. Aujourd'hui, que ce soit l'extrême droite ou le terrorisme islamiste, ces deux camps, malgré leurs divergences, engendrent sur place tragédies et déstabilisations. Ces deux forces cherchent à créer des amalgames : d'un côté, en associant tous les Palestiniens au terrorisme, et de l'autre, en réduisant tous les Israéliens à un gouvernement extrémiste.

Les visions manichéennes, nourries de préjugés, n'apporteront jamais une société plus juste ou fraternelle.

Dans notre entourage, en Belgique, de nombreux citoyens juifs sont révoltés par le désastre humanitaire infligé aux Palestiniens, et de nombreux citoyens musulmans condamnent les attaques contre des civils Israéliens. Nous sommes conscients que la situation nous impose une responsabilité qui ne doit céder à aucune indignation sélective. Chaque vie humaine, qu'elle soit israélienne ou palestinienne, a une valeur inaliénable. Nous refusons toute hiérarchisation des souffrances et défendons la dignité de chaque être humain.

Pourtant, ces paroles-là ne sont pas portées par les institutions et les organisations supposées nous représenter.

Au-delà de ces silences désolants, ceux qui exploitent la question israélo-palestinienne dans le débat public belge préfèrent attiser les tensions, éteignant toute possibilité d'apaisement et se transformant ainsi en va-t'en-guerre du discours.

La double instrumentalisation du conflit dans le contexte politique belge a déjà été justement dénoncée (C. Van Coevorden, "Israël-Palestina ? Het hele debat is gereduceerd tot een ideologische voetbalwedstrijd", 24 août 2024, Knack.be).

Certains partis détournent la lutte contre l'antisémitisme pour justifier des thèses racistes et islamophobes, diaboliser le soutien aux Palestiniens, et occulter les abus de l'exécutif israélien. Cette récupération de l'antisémitisme ne vise pas à protéger la minorité juive, mais à stigmatiser d'autres minorités.

De l'autre côté de l'échiquier politique, l'antisémitisme est minimisé voire occulté, le réduisant à une stratégie de la droite. Pire encore, certains glorifient le Hamas comme un mouvement de résistance. La cause palestinienne est ainsi utilisée pour entraver la lutte contre l'antisémitisme ou pour justifier des alliances avec des groupes extrémistes.

En tant que simples citoyens, nous discernons aussi clairement les mécanismes de manipulation du gouvernement israélien ou du Hamas, que leurs récupérations dans le débat politique belge. Ces manœuvres ne font que tromper ceux qui, face aux images bouleversantes, espèrent encore trouver des acteurs politiques ou associatifs engagés et empathiques. Trop souvent, hélas, c'est loin d'être le cas. 

Ceux qui soufflent sur les braises des fractures identitaires, par leur irresponsabilité, divisent la société, et réécrivent une histoire qui est pourtant une part de nous-mêmes.

Celle, par exemple, de la coexistence plus que millénaire entre juifs et musulmans dans les pays arabes. Sans idéaliser cette histoire commune, elle a incontestablement produit une culture à part entière, dont l'apport est consacré, notamment, par la constitution marocaine comme un élément de l'identité nationale de ce pays. Il est urgent de parvenir à préserver cet héritage, à l'heure où les derniers témoins de cette coexistence disparaissent.

En Belgique aussi, notre condition minoritaire nous impose la clairvoyance de ne pas nous laisser enfermer dans des postures victimaires, ni nous laisser diviser, face au danger de la résurgence d'idéologies haineuses qui nous guette. Des organisations se créent, de plus en plus nombreuses, pour veiller ou lutter contre l'antisémitisme ou l'islamophobie, chacune de leur côté, mais pas ensemble. Pourtant, nos adversaires communs ne feront, eux, fondamentalement, pas de différence entre nous.
Il existe pourtant une approche basée sur des valeurs communes. C'est cette voie que nous commençons à voir émerger à nouveau en Israël, avec des voix s'élevant contre l'extrême droite, tout comme à Gaza, où certains osent défier le Hamas malgré la répression. Ainsi, le mouvement Standing Together, composé d'Israéliens juifs, musulmans et chrétiens et de Palestiniens, de Cisjordanie et de Gaza, mobilise des citoyens engagés ensemble, de plus en plus nombreux, dans des actions contre l'occupation, pour l'égalité et la justice sociale. Le courage et la détermination de ces activistes qui vivent le conflit dans leur chair, nous obligent.

En tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, nous refusons toute division entre "nous" et "eux". Nous voyons en l'"Autre" un reflet de nous-mêmes et affirmons notre citoyenneté commune au-delà des différences.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/09/28/juifs-et-musulmans-unis-contre-les-amalgames-SIRQDMUQFZHDBDENZQIAJG3V3I/

11 octobre 2024

À Gaza, "toutes les structures de santé ont été prises pour cible de manière spécifique" par Israël

 Les femmes et les enfants sont les principales victimes des bombardements israéliens dans l'enclave palestinienne. 

Depuis un an, Israël mène sans relâche des actions militaires intensives dans la bande de Gaza. Si l'armée israélienne assure diriger ses opérations exclusivement contre les combattants du Hamas, ce sont en réalité les civils palestiniens qui sont les principales victimes du conflit.
Présentes sur place, les équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont pris en charge plus de 27 500 patients souffrant de blessures liées à la violence depuis le début de la guerre, dont 80 % ont été causées par des bombardements israéliens. Parmi ces derniers, "environ 60 % des cas reçus sont des femmes et des enfants", déclare Emmanuel Massart, responsable des opérations de l'organisation humanitaire à Gaza.

"Blessures handicapantes à vie" 

Depuis le 7 octobre 2023, alors que les besoins humanitaires ont explosé en raison des frappes intensifiées d'Israël, l'accès aux soins de santé a été considérablement réduit. Soumis à des critères flous et imprécis de la part des autorités israéliennes, beaucoup de convois transportant de l'aide humanitaire ne parviennent jamais à destination. "En ce moment, j'ai plus de vingt camions qui attendent de pouvoir rentrer à Gaza", explique Emmanuel Massart. Essentiels à la survie des Gazaouis, ces camions transportent notamment du matériel médical et des médicaments essentiels "sensibles à la température et qui ne supportent absolument pas d'être stoppés pendant des jours au soleil".

Mais aussi des prothèses et autres appareils primordiaux pour les plus de 22 500 personnes ayant subi ces derniers mois des "blessures handicapantes à vie", et recensées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) fin juillet. Parmi eux, l'Unicef estimait à plusieurs milliers le nombre d'enfants ayant perdu un ou deux membres au cours des trois premiers mois des hostilités. Pour autant, "il est extrêmement difficile de faire passer des prothèses, des béquilles ou des chaises roulantes à cause des contrôles israéliens", constate le responsable humanitaire.

Les enfants handicapés courent également un risque accru de mort ou de blessure en raison des difficultés supplémentaires auxquelles ils sont confrontés lorsqu'ils sont contraints de fuir les attaques. "Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de solution pour eux. On espère un cessez-le-feu le plus rapidement possible pour limiter le nombre d'enfants handicapés après la guerre", mais aussi pour pouvoir commencer leur rééducation.

Mise en danger du personnel humanitaire

Seuls 17 des 36 hôpitaux de l'ensemble de l'enclave sont "partiellement fonctionnels" pour accueillir les blessés. Depuis octobre 2023, le personnel et les patients de MSF ont dû évacuer quatorze complexes en raison d'incidents graves et de combats en cours car "toutes les structures de santé ont été prises pour cibles de manière spécifique" par Israël. Au total, six membres de l'organisation ont été tués dans le cadre de leurs activités médicales depuis le début de la guerre. "Un de mes collègues a été abattu par un sniper israélien à travers la vitre d'un couloir de l'hôpital pendant qu'il soignait un patient", déclare le médecin.


Les diverses organisations humanitaires présentes à Gaza communiquent pourtant leurs localisations à Tsahal mais "il est arrivé à plusieurs reprises que ces lieux soient quand même bombardés" par l'armée israélienne. "C'est quelque chose d'inacceptable. Même la guerre a ses règles", pointe Emmanuel Massart, qui condamne "la violation du droit international par Israël" depuis douze mois. Et dénonce la "complicité" des pays occidentaux, dont "les États-Unis mais aussi la Belgique", à ces violations par leur participation financière à l'effort militaire israélien. Fin juillet, la Cour internationale de justice (CIJ) avait pourtant demandé à tous les États de ne pas "prêter aide ou assistance" au maintien de la présence "illicite" d'Israël dans les Territoires palestiniens occupés, dont Gaza.

Suzy Wolfarth, Publié dans La Libre le 08-10-2024

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 C'est ce qu'estime l'anthropologue Didier Fassin.

Interview par Vincent Braun
Publié dans La Libre le 07-10-2024


De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines) et à l'université de Princeton, il vient de publier Une étrange défaite (La Découverte), un ouvrage où il interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?



• Vous expliquez qu'un large consentement à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population s'est imposé depuis le 7 Octobre dans le chef des États occidentaux et de leurs opinions publiques dominantes, qui en viennent à accepter que toutes les vies n'ont pas la même valeur. Pourquoi parlez-vous d'une abdication morale historique ?


Depuis la Seconde guerre mondiale, il n'y a pas eu de situation dans laquelle les gouvernements occidentaux et une partie significative de leurs élites intellectuelles et médiatiques aient collectivement apporté leur appui diplomatique et militaire à un massacre que la Cour internationale de justice considère comme un plausible génocide. Il y a eu d'autres tragédies, avec parfois plus de victimes, mais jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout du crime contre l'humanité en train d'être commis. Quelle que soit la gravité des actes commis le 7 octobre 2023, et le traumatisme qu'ils ont représentés pour les Israéliens, ils ne peuvent justifier le projet d'annihilation d'un peuple proclamé par le président de l'État hébreu, son Premier ministre et les plus hauts responsables politiques et militaires. Les valeurs et les principes censés fonder l'ordre moral international ont été bafoués.
 

• Cette abdication morale est-elle le fait d'une régression de la pensée, d'une faillite éthique, ou d'une sorte de lâcheté liée au fait que l'on n'ose pas trop blâmer Israël, victime il y a un an d'une attaque qui a ravivé le traumatisme de l'Holocauste ?


Certes, la mémoire de la Shoah pèse sur une partie des pays européens, mais elle n'a jamais été décisive, même en Allemagne, où la dénazification n'a pas eu lieu après 1945. En fait, le projet de créer un foyer juif en Palestine remonte à 1917 avec la déclaration Balfour du colonisateur britannique et, comme l'écrit un grand juriste israélien, que les Européens aient persécuté les Juifs pendant un millénaire ne peut justifier qu'on en fasse payer le prix aux Arabes. En réalité, Israël est vu comme un bastion occidental au milieu d'une région considérée comme suspecte, voire dangereuse. Dans un creusement croissant qui s'opère désormais entre le Nord et le Sud, lequel peut néanmoins recevoir un soutien de l'Est, Israël est un allié utile permettant l'établissement d'un grand marché moyen-oriental et la mise à l'épreuve des armements fournis par le complexe militaro-industriel international. Mais un élément essentiel de l'adhésion (à cet écrasement) d'une large partie des opinions a été la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, hérité de la période coloniale et réactivé par les actes terroristes des années 2000.


Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens (en Israël) révèle un effacement de tout souci éthique.
Didier Fassin


• Certains se sont pourtant érigés contre la poursuite de l'opération israélienne en évoquant des décennies d'oppression, de violence, de spoliation. Pour quelles raisons ce droit au refus a-t-il fini par être réprimé ?


Dès le lendemain des événements tragiques du 7 octobre, une version officielle a été imposée. Il s'agissait d'un pogrom, autrement dit un crime antisémite par lequel les Palestiniens ne s'en prenaient pas à des ennemis en tant qu'oppresseurs, mais à des hommes et des femmes en tant que juifs. C'était donc un acte horrible, sans histoire, autorisant les représailles les plus brutales. Évoquer les décennies d'occupation avec leur lot de destruction, de sévices, de vexations, de privations de libertés, d'arrestations et d'emprisonnements sans charge, de mutilés et de tués par l'armée ou les colons, c'était être accusé de vouloir légitimer les actes commis. Ceux qui ont parlé de résistance, terme qui s'imposerait dans tout autre contexte historique, ont été taxés d'antisémitisme, sanctionnés par leur institution ou même condamnés par les tribunaux.

La réaffirmation inattendue de la solution à deux États par une bonne partie de la communauté internationale depuis les attaques du 7 Octobre a été reléguée ces dernières semaines à la faveur de la multiplication des fronts. Outre que l'option belliciste semble indiquer qu'Israël n'a aucune intention de régler la question palestinienne par le droit international, cette situation tend-elle aussi à prouver que "la loi du plus fort" balaie toute considération éthique ?
Rarement la loi du plus fort ne se sera appliquée avec une telle férocité, puisqu'une armée suréquipée soutenue par la première puissance militaire mondiale écrase une population civile pratiquement sans défense, la contraignant à se déplacer vers des lieux qu'elle bombarde ensuite, la réduisant à la famine par un blocus qui inclut l'essentiel de l'aide humanitaire. On a voulu présenter l'armée israélienne comme la plus morale du monde, alors que ses soldats tirent sur les personnes venues se ravitailler, se servent d'adolescents palestiniens comme boucliers humains, humilient les civils et torturent les prisonniers. Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens révèle un effacement de tout souci éthique.


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Des personnalités israéliennes s'inquiètent de l'impunité des auteurs de discours hostiles aux Palestiniens de Gaza

• Pourquoi le discours faisant le lien historique entre l'occupation des territoires par Israël et la résistance à cette situation est-il, selon vous, de plus en plus inaudible face à la revendication du droit à la défense de l'État hébreu ?


Un peuple attaqué a le droit de se défendre. Mais selon cette logique, ce sont les Palestiniens expulsés de leurs terres et privés de leurs droits depuis trois quarts de siècle qui seraient légitimes à se défendre contre leur oppresseur. Or, on leur récuse cette option. Un sociologue israélien l'exprimait très bien : si les Palestiniens essaient de négocier, on les ignore ; s'ils se rebellent, on les écrase. L'argument de la menace sur l'existence de l'État d'Israël est utilisé depuis des décennies pour produire un consensus justifiant la poursuite de l'oppression des Palestiniens. Les responsables politiques et militaires avouent d'ailleurs parfois que c'est une manipulation de leur opinion publique. Ils savent bien que leur force de frappe, épaulée par leurs puissants alliés, est bien supérieure à toutes celles de leurs adversaires.
 

• L'accusation d'antisémitisme, qu'Israël utilise systématiquement pour discréditer ceux qui le critiquent, va-t-elle dans le même sens, à savoir recourir à un "argument massue" pour tenter d'empêcher toute analyse sereine des circonstances historiques ?


La confusion entre mise en cause de la politique israélienne, critique du sionisme et antisémitisme entretenue par l'État hébreu mais aussi par des organisations communautaristes juives et par les pays occidentaux rend impossible tout débat sur les actions menées par un gouvernement pourtant allié à l'extrême-droite, pratiquant la discrimination, revendiquant le suprémacisme religieux, violant le droit international et accusé de génocide. L'invocation de l'antisémitisme qui s'est banalisée sur les campus universitaires états-uniens comme dans l'espace public européen permet ainsi de faire taire les voix qui s'expriment pour les droits des Palestiniens, à commencer par le droit à la vie et le droit à une vie digne.

Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet.

• Comment expliquez-vous que ces accusations d'antisémitisme continuent d'être proférées alors même que les instances internationales faisant autorité en la matière les réprouvent lorsque les critiques sont d'ordre purement politique ?

L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a établi en 2016 une résolution adoptée par 31 États, dont Israël, dans lequel il est indiqué que n'est pas antisémite le fait de "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État", et la Déclaration de Jérusalem signée en 2020 par 350 experts des études juives, dont de nombreux Israéliens, a également considéré que soutenir "l'exigence de justice du peuple palestinien" et s'opposer au "sionisme en tant que nationalisme" ne relève pas de l'antisémitisme. Que ces textes ne soient pas respectés par ceux qui les ont rédigés montrent qu'on est dans le pur arbitraire. Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet. L'État hébreu se pense ainsi intouchable quelles que soient ses exactions. Mais ses dirigeants se trompent peut-être en se croyant au-dessus de la justice internationale.


Une étrange défaite

 De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire "Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines") et à l'université de Princeton, il vient de publier {Une étrange défaite. Sur le consentement à l'écrasement de Gaza.} 2024.


Avec le recul du temps, les événements qui, après l'attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre 2023, se sont déroulés en Palestine et leur réception dans une grande partie des lieux de pouvoir, tant politiques qu'intellectuels, de la planète apparaîtront à la lumière crue de leur signification : plus que l'abandon d'une partie de l'humanité, dont la réalpolitique internationale a donné maints exemples récents, c'est le soutien apporté à sa destruction que retiendra l'histoire.
Cet acquiescement à la dévastation de Gaza et au massacre de sa population par l'État d'Israël, à quoi s'ajoute la persécution des habitants de Cisjordanie, a suscité l'indignation de celles et ceux qui, tout en condamnant les actes sanglants ayant déclenché l'offensive, rappelaient les décennies de spoliation, de violence et d'humiliation qui les avait précédés et refusaient la poursuite de l'écrasement d'un peuple et de l'effacement de sa mémoire. Mais on les a stigmatisés et réprimés. Une police de la pensée s'est imposée. Le détournement des mots et l'inversion des valeurs ont mis à l'épreuve l'intelligence politique et le discernement moral. Ce livre propose une archive et une analyse de cette abdication historique.


Version papier : 17.00 € - Version numérique : 11.99 €  (La Découverte), 

Un ouvrage où Didier Fassin interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?

Lire les premières pages du livre : 

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 Qui est Didier FASSIN ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Fassin

 
Didier Fassin, né le 30 août 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur au Collège de France sur la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » et professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Il occupe également une direction d’études à l'École des hautes études en sciences sociales. Il a été élu à l’Académie de l’Europe en 2021 et à l’American Philosophical Society en 2022.

(...)
C’est au Sénégal, dans le cadre d’un programme de l’Institut de recherche pour le développement qu’il conduit de 1984 à 1986 sa première étude anthropologique, qui porte sur les relations entre thérapeutes et malades en milieu urbain et dont il tire la matière de sa thèse de doctorat3. En 1989, il part en Équateur à l’Institut français d’études andines pour y étudier avec la sociologue Anne-Claire Defossez, les processus rendant compte des disparités de mortalité maternelle et de santé reproductive, notamment parmi les populations indiennes4. À partir de l’année 2000, il dirige un programme sur les enjeux politiques, historiques et mémoriels du sida en Afrique du Sud, pays du monde le plus touché par l’épidémie.

Parallèlement, il s’intéresse de manière croissante aux questions morales et politiques posées par la prise en charge de personnes confrontées à des situations de précarité ou de domination : pauvres, chômeurs, migrants, réfugiés, orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophe au Venezuela, populations opprimées en Palestine5. S’appuyant sur de longues enquêtes de terrain – quinze mois avec des brigades anticriminalité et quatre ans dans une maison d’arrêt – ses recherches portent, d’un côté, sur le développement de logiques compassionnelles et de pratiques humanitaires, de l’autre, sur le déploiement de politiques répressives à travers la police, la justice et la prison.


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Docteur Honoris causa à l’Université de Liège en 2021


Crédit photo : Collège de France/Patrick Imbert

Extrait de la présentation : 

”Qu’il s’agisse de la lutte contre le sida, de la gestion des demandeurs d’asile, des contrôles policiers dans les banlieues parisiennes, ou encore de la prison, tous relèvent d’une même problématisation au sens de Michel Foucault, celle du gouvernement de catégories de personnes souvent vues comme « indésirables ». Pour analyser ces différentes politiques, Didier Fassin prend à chaque fois appui sur de longues enquêtes ethnographiques, qui visent à saisir le point de vue des différents acteurs en présence à partir de leurs pratiques et discours au quotidien, et une approche critique, qui resitue ces pratiques et discours dans les rapports de pouvoir auxquels ils participent. Au croisement de l’anthropologie et de la sociologie, les travaux de Didier Fassin ont en commun de porter une attention particulière au corps, aux affects, à la morale, aux inégalités face à la vie, et à l’histoire.
(…)
Dans chacun de ses ouvrages, Didier Fassin discute des analyses qui sont proposées de ces problèmes par les politiques, les journalistes et les intellectuels dans les médias à partir d’une analyse des chiffres à disposition, du discours des acteurs et d’une description fine des interactions sur le terrain. Ce faisant, son ambition n’est ni dénoncer une situation, ni de formuler des recommandations, mais bien d’apporter un éclairage empirique, c’est-à-dire à la fois compréhensif, critique et historique. C’est pour lui la meilleure contribution que les sciences sociales peuvent apporter aux enjeux de notre monde contemporain.
En décernant cette distinction au professeur Didier Fassin, la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège souhaite mettre en exergue la contribution de ses travaux à l’étude des politiques publiques en matière de santé et de sécurité et, de manière plus générale, à la compréhension des inégalités sociales face à la vie. Fondées sur des recherches de longue durée, ces travaux apportent un éclairage critique qui est essentiel pour penser ces enjeux au cœur de notre monde contemporain. 

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17 août 2024

RIWAQ : valoriser le patrimoine architectural en Palestine


Créée en 1981, Riwaq, qui signifie «arcade» en arabe, est une association palestinienne dont l'objet principal est la protection et la valorisation du patrimoine architectural en Palestine. Persuadée que le patrimoine est un enjeu essentiel à la préservation de la mémoire collective palestinienne, elle travaille à la réhabilitation de sites, à la diffusion de connaissances, à la sensibilisation aux enjeux architecturaux ainsi qu'au développement des communautés des zones rurales de Cisjordanie et de Gaza. Le patrimoine est un moyen de réflexion sur les préoccupations socio-économiques, culturelles et politiques des communautés. Suad Amiry a fondé cette association avec un objectif en tête : faire du patrimoine un outil de changement économique et social. 

 
SES ACTIVITÉS 


Riwaq a créé un registre national des bâtiments historiques en Palestine reprenant les éléments du patrimoine culturel et architectural de la Palestine en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. Cette publication est le premier inventaire complet des bâtiments historiques en Palestine, complété par de nombreuses cartes interactives. Reprenant 50.320 bâtiments historiques dans 422 localités palestiniennes, ce registre est essentiel à la préservation et à la connaissance du patrimoine palestinien. Grâce à ce travail de recherche et aux statistiques fournies par ce registre, Riwaq a identifié les 50 villages palestiniens accueillant le plus grand nombre de bâtiments historiques (près de 50%). 


L'association a décidé de se concentrer sur ces 50 villages pour y travailler sur des projets de réhabilitation, visant à améliorer les services, les infrastructures et les conditions de vie dans les espaces environnants. Riwaq travaille donc à la restauration de bâtiments qui deviennent des centres communautaires permettant aux habitant(e)s d'y développer leurs activités socioculturelles mais aussi leurs connaissances du patrimoine. Ce n'est pas seulement de la restauration, mais aussi un moyen d'explorer le contexte urbain plus large et de protéger le patrimoine. Cela crée une nouvelle matrice et de nouveaux réseaux qui travaillent ensemble à recoudre le paysage fragmenté palestinien. 


”DEPUIS SA CRÉATION, RIWAQ A TRANSFORMÉ
LE DOMAINE DU PATRIMOINE
EN UN MOYEN DE PENSER
DES PRÉOCCUPATIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES, CULTURELLES ET POLITIQUES URGENTES ET ÉMERGENTES.” (Suad Amiry, fondatrice de Riwaq)


À titre d'exemple, Riwaq s'est associée avec l'association musicale Al Kamandjâti dès sa création en 2003. Riwaq lui a ainsi fourni un local, qui lui permettait de dispenser des cours de musique à des jeunes. Al Kamandjâti est aujourd'hui l'une des associations musicales les plus connues de Palestine et continue de dispenser des cours de musique à travers les camps de réfugiés de Palestine. Elle se produit même à l'international, notamment à Bruxelles où l'orchestre a donné un fabuleux concert à l'été 2023. 


La sensibilisation-formation est aussi un volet important du travail de Riwaq. L’association emploie et forme de nombreux architectes, archéologues, historiens mais aussi des travailleurs dans la construction auxquels elle enseigne des techniques traditionnelles de préservation du patrimoine, complétées par des techniques modernes respectueuses du caractère sacré de bâtiments parfois millénaires. Elle fournit outils et techniques aux passionnés souhaitant réhabiliter un espace, une maison, ou créer une bibliothèque. Des ateliers de restauration sont aussi organisés dans les grandes villes de Palestine telles que Naplouse, Ramallah, Bethléem, Hébron et Gaza. L'objectif est de sensibiliser chacun·e à la préservation de la mémoire collective palestinienne. 


SES DÉFIS 


Un des défis majeurs auxquels fait face Riwaq est l'absence de cadre juridique. En effet, le seul texte de loi encadrant la gestion du patrimoine est la « loi sur les antiquités», élaborée sous les Britanniques en 1929. Cette loi ne protège pas les antiquités datant d'avant l'an 1700. Il n'y a pas de cadre juridique unifié pour l'ensemble de la Palestine qui permette une politique de restauration et de conservation du patrimoine cohérente. Afin d'y pallier, Riwaq a répondu en 2004 à un appel d'offres de l'université de Birzeit qu'ils ont remporté. Cet appel a donné lieu à la rédaction d'une loi sur la protection du patrimoine culturel et naturel en Palestine, qui déboucherait sur la création d'un organisme semi-gouvernemental chargé de la gestion du patrimoine. Mais cette loi n'a toujours pas été ratifiée. 


La préservation de l'environnement est un défi auquel nous sommes toutes et tous confronté·es. Riwaq a choisi d'être pro-actif en ce domaine, en réfléchissant à une restauration durable de ses sites. C'est en tirant pleinement parti des ressources naturelles environnantes que l'association assure la lutte contre le changement climatique. Recyclage, gestion des eaux, choix des matériaux utilisés, écologiser les milieux ouverts, aménager des toits verts sont tout autant d'initiatives que met en place l'association pour s'attaquer à ses causes. 


Comment la soutenir ?

 
Il est possible de soutenir le travail de préservation du patrimoine et du paysage culturel de la Palestine que réalise Riwaq en faisant un don (non déductible fiscalement) : 

RIWAQ- Centre for architectural conservation N° de compte: 0458/0219222/001/3000/000 IBAN: PS74 PALS 0458 0219 2220 0130 0000 0 Swift: PALS PS 22 Bank: Bank of Palestine, Ramallah Branch

Article de Manon Marée, extrait du n° 100 du bulletin PALESTINE

29 juillet 2024

AUTOUR DE JÉNINE, LES PALESTINIENS SUBISSENT, MAIS OSENT reprendre leur souffle


 Les populations palestiniennes en Cisjordanie occupée vivent un véritable basculement depuis le début de l'assaut israélien - à risque génocidaire - sur Gaza. Meurtres, démolitions, expropriations et détresse économique caractérisent le vécu quotidien des communautés de Jénine, au nord de la Palestine. Et malgré tout, l'espoir les habite aussi. 


par Victor B., Caritas International 


dans Palestine, Bulletin de l’association belge-palestinienne, n° 100 avril-mai-juin 2024 (p. 11 à 13) (DOSSIER Terreur sur la Cisjordanie)

Le réseau Caritas travaille depuis dix ans avec les populations palestiniennes des milieux ruraux du gouvernorat de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Les collines et les plaines du Marj Ibn Amer recèlent de nombreuses histoires, trop souvent ignorées par les médias internationaux et réduites au silence par l'occupation militaire israélienne qui dure depuis presque soixante ans. 


La ville de Jénine est le centre économique de la région depuis des siècles, célèbre pour son théâtre et son maqlube. Zababdeh, jumelée avec Ixelles, accueille l'université arabo-américaine et ses 10000 étudiants. 'Arraba et Jalboun se distinguent par leurs maisons traditionnelles en pierre avec leurs arcs et leurs dômes blancs. Le village de Faqqu'a, qui a donné son nom à la fleur nationale de la Palestine - l'iris de Faqqu'a - exporte ses fruits de cactus de Naplouse à Hébron. 


«Ici, nous sommes fiers de nos terroirs et de notre patrimoine», assure Umm Najla de Faqqu'a. 


DES VIOLENCES ET DES VIOLATIONS EN ESCALADE 


Comme partout en Cisjordanie occupée, chacune de ces communautés subit de plein fouet l'intensification des attaques et des restrictions commandées par les autorités israéliennes depuis octobre 2023. 


Les assauts répétés et de plus en plus spectaculaires de l'armée israélienne sur la ville de Jénine, dont le camp de réfugiés et ses alentours, sont la face médiatisée de cette dégradation sécuritaire: depuis le 7 octobre 2023, plus de cent personnes ont été tuées et des centaines d'autres emprisonnées lors de ces raids quotidiens. 


Au nord et à l'est de Jénine, les villages bordant la Ligne verte -tels que Faqqu'a et Jalboun continuent d'être spoliés. La dépossession des terres palestiniennes s'est accentuée au fil du temps, orchestrée depuis la Nakba en 1948 jusqu'à aujourd'hui. Les années charnières, telles que le début de l'occupation israélienne en 1967 ou la construction du mur de séparation en 2004, ont intensifié la fragmentation du territoire et le pillage des villages palestiniens. Avant 1948, le village de Jalboun couvrait une superficie de 3300 hectares. Six décennies plus tard, il en reste environ 750 hectares. 

"CERTAINS PAYSANS, DÉBOUSSOLÉS PAR LES SAISIES DE LEURS TERRES ANCESTRALES, FINISSENT MÊME PAR SE DEMANDER S'ILS EN SONT RÉELLEMENT LES PROPRIÉTAIRES LÉGITIMES."

Depuis 8 mois, ces populations palestiniennes rurales endurent l'élargissement des zones militaires israéliennes. À l'abri des regards extérieurs, les agriculteurs sont régulièrement pris pour cible s'ils osent travailler sur leurs champs. À Faqqu'a, 300 hectares de terres agricoles additionnelles sont désormais interdites - «J'entre dans mes champs à la merci des instructions de "tirer pour tuer" », déplore Mahmoud, qui a déjà essuyé cinq tirs des patrouilles israéliennes depuis le mois d'octobre. 


Comme partout en Palestine, ces nouvelles mesures sont aussi employées pour détruire des habitations et des infrastructures. Le 3 juin 2024, les forces israéliennes ont démoli deux maisons à Jalboun, sous prétexte qu'elles avaient été construites sans permis (De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens.) .Une famille de 13 personnes vivait dans l'une d'elles depuis 1982. «Ils ont eu une heure et demie pour vider leurs biens avant le démarrage des bulldozers», déplore Khaled, leur cousin et voisin. 


Bien que Jénine soit le seul gouvernorat où la majorité des terres sont censément contrôlées par l'Autorité palestinienne, cette région n'est pas épargnée par les colonies israéliennes implantées sur leurs territoires destitués. Près de 4000 colons sont installés à travers le gouvernorat de Jénine (En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine) Pour les paysans palestiniens de la ville de 'Arraba, voisiner avec la colonie israélienne de Mevo Dotan est synonyme de harcèlements, de vols de bétail, d'arrestations et même de meurtres. Ces colonies, illégales au regard du droit international, continuent de bénéficier du soutien du gouvernement israélien mais aussi de liens économiques avec l'Europe.
 

UNE SITUATION ÉCONOMIQUE INVIVABLE
 

Ces populations palestiniennes du nord de la Cisjordanie occupée se retrouvent dans une situation économique écrasante due aux mesures arbitraires des autorités israéliennes. Les agriculteurs sont souvent mis dans l'incapacité d'accéder à leurs terres pendant des jours pour des « raisons de sécurité», ce qui entraîne la perte de saisons agricoles entières. 


La situation s'aggrave encore avec la suspension des permis de travail pour ceux et celles qui cherchaient un salaire décent de l'autre côté de la Ligne verte. Rien qu'à 'Arraba, on estime que 2000 personnes ont perdu leur emploi depuis octobre 2023, soit 10% de la population. 


À Faqqu'a, 90% des revenus qui provenaient du travail en Israël ont disparu du jour au lendemain. Selon les Nations Unies, c'est également le cas pour plus de 306.000 emplois en Cisjordanie entre octobre 2023 et janvier 2024. Cette situation économique plonge des centaines de milliers de familles dans la détresse économique. 


Du fait de l'impossibilité de travailler en Israël, la plupart des jeunes ont décidé de retourner à l'agriculture. Cependant, ce mouvement a entrainé une concurrence accrue sur le marché, empirée par une baisse de la consommation des produits locaux. Exporter les produits agricoles reste difficile malgré la réouverture irrégulière du checkpoint de Jalameh depuis mai 2024. 


«Et même si on la chance de passer ces points de contrôle, des groupes extrémistes israéliens nous attaquent dans nos camions», constate Amine, producteur d'huile d'olive à 'Arraba. 


L'arrêt de la consommation et du tourisme des Palestiniens citoyens d'Israël a également eu un retentissement important sur l'économie locale. Dans la ville de Jénine, ces visiteurs représentaient entre 40 et 67% des revenus dans la plupart des secteurs commerciaux. ( « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT) La moitié des 10.000 étudiants de l'université arabe-américaine sont également issus de ces communautés, mais une grande partie suit maintenant les cours à distance.

 

ENTRE ISOLEMENT ET ESPOIR  

Les ainés des villages, garants de la mémoire collective, affirment vivre la pire situation qu'ils aient connue depuis le début de l'occupation en 1967. 


Les retombées psychologiques se font sentir dans chaque conversation. Les enfants ne se sentent plus en sécurité sur le chemin de l'école. Les adolescents, souvent surqualifiés mais sans opportunité d'emploi, manquent de perspectives. Certains paysans, déboussolés par les saisies de leurs terres ancestrales, finissent même par se demander s'ils en sont réellement les propriétaires légitimes. 


«Plus de 200 personnes tuées dans le camp de Nuseirsi», « une fillette de 5 ans succombe à la faim» -les images défilantes des massacres quotidiens à Gaza continuent de plomber l'humeur des jeunes et des moins jeunes. La musique se tait, les moments de fête se font plus rares ... «Nous prions tous les jours pour un cessez-le-feu pour nos frères et sœurs de Gaza», se désole Mr Barakat, le maire de la municipalité de Marj Ibn Amer, qui rassemble des localités comme Faqqu'a, Jalboun et Jalameh. Il s'interroge en second lieu: «à quand notre cessez-le-feu ici?». 


En l'absence d'appui de l'Autorité palestinienne, les municipalités font de leur mieux pour soutenir leurs communautés. Toutefois, elles sont freinées par le gel des ressources fiscales palestiniennes par Israël depuis le 7 octobre (Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.) «Cette situation affecte notre capacité à apporter des services essentiels à nos concitoyens, qu'il s'agisse d'être aux côtés des plus vulnérables ou de payer les salaires de nos employés», explique Mr Barakat. 


Des organisations comme Caritas tissent des solutions en collaboration avec les municipalités locales.
Aujourd'hui, cela passe surtout par un soutien financier aux familles les plus affectées par les violences physiques et socio-économiques. Accompagner des jeunes en marketing, en plaidoyer et en audiovisuel est aussi une priorité: «Des outils précieux pour raconter nos histoires et nos réalités», rapporte Malak du village de Zababdeh. 


Au-delà et malgré tout, l'envie de bâtir et d'innover survit et revient sans cesse au sein de ces communautés. Elles rêvent de développer des systèmes d'irrigation modernes, de rénover leur patrimoine culturel ou encore de construire un éco-village pour héberger des touristes. 


Amani, à la fois agricultrice et directrice d'école à Faqqu'a, résume cette conviction:
«Quoiqu'il arrive, nous serons toujours là - présents - pour accueillir et partager avec le monde tout ce qu'il y a de plus beau dans nos vies et sur nos terres palestiniennes.»
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1/ De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens. 


2/ En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine. 


3/ « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT. 


4/ Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.

Dror Mishani, écrivain israélien : « Nous n’avons pas le choix : nous vivrons avec les Palestiniens »

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