12 octobre 2024

Juifs et musulmans : unis contre les amalgames

Face à la situation au Proche-Orient et à "l'importation" en Belgique des tensions, la mosquée Errahma à Verviers et le Foyer culturel juif de Liège veulent dépasser les préjugés et les instrumentalisations par des politiques et des associations dites représentatives de leurs communautés. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique.

Une carte blanche de Guy Wolf, président du Foyer Culturel juif de Liège, Saaddine Ezzammouri, administrateur-délégué de la Mosquée Errahma, Verviers, Deborah Gol, membre du Foyer Culturel Juif de Liège, membre de l'ASBL Territoires de la Mémoire, et Fouad Benyekhlef, militant laïc et associatif.

(Publiée dans La Libre le 28-09-2024)

Le 20 mai dernier, la mosquée Errahma à Verviers, doyenne de Wallonie, a célébré son cinquantième anniversaire. La cérémonie, placée sous le signe de la fraternité judéo-musulmane, fut l'occasion pour des représentants du Foyer culturel juif de Liège de répondre à l'invitation et d'échanger des témoignages spontanées et sincères de solidarité. Il a été rappelé à cette occasion que, malgré les émotions suscitées par les évènements internationaux, les citoyens de ce pays sont également les gardiens de valeurs et de principes intangibles que nous souhaiterions voir appliqués ici. Ainsi, peu importe notre histoire et notre sensibilité individuelle, que nous reconnaissons certes, il est essentiel que chacun se sente en sécurité et intégré dans notre communauté nationale. La convergence de courage et de générosité exprimée par les représentants, tant de la mosquée que du foyer culturel juif, leur volonté de se réunir, en dépassant les préjugés et les tensions du moment, ont fait de cette célébration un moment d'une rare intensité.
 

Des instants comme ceux-là sont d'une importance capitale dans les temps que nous traversons, et nous espérons qu'ils ne restent pas isolés dans notre pays.

Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. 

Pourtant, nous sommes, en tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, sans cesse confrontés, avec une intensité inégalée depuis près d'un an, aux amalgames construits par les discours politiques et les associations dites représentatives de nos communautés, qui tendent à nous enfermer dans un piège identitaire. Nos identités sont instrumentalisées, tantôt pour les dévaloriser, tantôt pour les opposer, parfois en prétendant protéger l'une au détriment de l'autre. Nous nous sentons pris en otage, forcés de nous défendre contre une posture qui nous a été imposée, sans que nous ne l'ayons sollicitée ni consentie.

La situation au Proche-Orient est une tragédie qui nous afflige profondément. L'attachement que nous avons pour ces populations et cette terre leur confère une place particulière dans nos cœurs. Notre espoir de paix n'est pas un slogan politique ou une manœuvre idéologique, mais une conviction sincère qu'un avenir pacifique est possible pour cette terre. Aujourd'hui, que ce soit l'extrême droite ou le terrorisme islamiste, ces deux camps, malgré leurs divergences, engendrent sur place tragédies et déstabilisations. Ces deux forces cherchent à créer des amalgames : d'un côté, en associant tous les Palestiniens au terrorisme, et de l'autre, en réduisant tous les Israéliens à un gouvernement extrémiste.

Les visions manichéennes, nourries de préjugés, n'apporteront jamais une société plus juste ou fraternelle.

Dans notre entourage, en Belgique, de nombreux citoyens juifs sont révoltés par le désastre humanitaire infligé aux Palestiniens, et de nombreux citoyens musulmans condamnent les attaques contre des civils Israéliens. Nous sommes conscients que la situation nous impose une responsabilité qui ne doit céder à aucune indignation sélective. Chaque vie humaine, qu'elle soit israélienne ou palestinienne, a une valeur inaliénable. Nous refusons toute hiérarchisation des souffrances et défendons la dignité de chaque être humain.

Pourtant, ces paroles-là ne sont pas portées par les institutions et les organisations supposées nous représenter.

Au-delà de ces silences désolants, ceux qui exploitent la question israélo-palestinienne dans le débat public belge préfèrent attiser les tensions, éteignant toute possibilité d'apaisement et se transformant ainsi en va-t'en-guerre du discours.

La double instrumentalisation du conflit dans le contexte politique belge a déjà été justement dénoncée (C. Van Coevorden, "Israël-Palestina ? Het hele debat is gereduceerd tot een ideologische voetbalwedstrijd", 24 août 2024, Knack.be).

Certains partis détournent la lutte contre l'antisémitisme pour justifier des thèses racistes et islamophobes, diaboliser le soutien aux Palestiniens, et occulter les abus de l'exécutif israélien. Cette récupération de l'antisémitisme ne vise pas à protéger la minorité juive, mais à stigmatiser d'autres minorités.

De l'autre côté de l'échiquier politique, l'antisémitisme est minimisé voire occulté, le réduisant à une stratégie de la droite. Pire encore, certains glorifient le Hamas comme un mouvement de résistance. La cause palestinienne est ainsi utilisée pour entraver la lutte contre l'antisémitisme ou pour justifier des alliances avec des groupes extrémistes.

En tant que simples citoyens, nous discernons aussi clairement les mécanismes de manipulation du gouvernement israélien ou du Hamas, que leurs récupérations dans le débat politique belge. Ces manœuvres ne font que tromper ceux qui, face aux images bouleversantes, espèrent encore trouver des acteurs politiques ou associatifs engagés et empathiques. Trop souvent, hélas, c'est loin d'être le cas. 

Ceux qui soufflent sur les braises des fractures identitaires, par leur irresponsabilité, divisent la société, et réécrivent une histoire qui est pourtant une part de nous-mêmes.

Celle, par exemple, de la coexistence plus que millénaire entre juifs et musulmans dans les pays arabes. Sans idéaliser cette histoire commune, elle a incontestablement produit une culture à part entière, dont l'apport est consacré, notamment, par la constitution marocaine comme un élément de l'identité nationale de ce pays. Il est urgent de parvenir à préserver cet héritage, à l'heure où les derniers témoins de cette coexistence disparaissent.

En Belgique aussi, notre condition minoritaire nous impose la clairvoyance de ne pas nous laisser enfermer dans des postures victimaires, ni nous laisser diviser, face au danger de la résurgence d'idéologies haineuses qui nous guette. Des organisations se créent, de plus en plus nombreuses, pour veiller ou lutter contre l'antisémitisme ou l'islamophobie, chacune de leur côté, mais pas ensemble. Pourtant, nos adversaires communs ne feront, eux, fondamentalement, pas de différence entre nous.
Il existe pourtant une approche basée sur des valeurs communes. C'est cette voie que nous commençons à voir émerger à nouveau en Israël, avec des voix s'élevant contre l'extrême droite, tout comme à Gaza, où certains osent défier le Hamas malgré la répression. Ainsi, le mouvement Standing Together, composé d'Israéliens juifs, musulmans et chrétiens et de Palestiniens, de Cisjordanie et de Gaza, mobilise des citoyens engagés ensemble, de plus en plus nombreux, dans des actions contre l'occupation, pour l'égalité et la justice sociale. Le courage et la détermination de ces activistes qui vivent le conflit dans leur chair, nous obligent.

En tant que citoyen (ne) s de cultures juive et musulmane, nous refusons toute division entre "nous" et "eux". Nous voyons en l'"Autre" un reflet de nous-mêmes et affirmons notre citoyenneté commune au-delà des différences.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/09/28/juifs-et-musulmans-unis-contre-les-amalgames-SIRQDMUQFZHDBDENZQIAJG3V3I/

11 octobre 2024

À Gaza, "toutes les structures de santé ont été prises pour cible de manière spécifique" par Israël

 Les femmes et les enfants sont les principales victimes des bombardements israéliens dans l'enclave palestinienne. 

Depuis un an, Israël mène sans relâche des actions militaires intensives dans la bande de Gaza. Si l'armée israélienne assure diriger ses opérations exclusivement contre les combattants du Hamas, ce sont en réalité les civils palestiniens qui sont les principales victimes du conflit.
Présentes sur place, les équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont pris en charge plus de 27 500 patients souffrant de blessures liées à la violence depuis le début de la guerre, dont 80 % ont été causées par des bombardements israéliens. Parmi ces derniers, "environ 60 % des cas reçus sont des femmes et des enfants", déclare Emmanuel Massart, responsable des opérations de l'organisation humanitaire à Gaza.

"Blessures handicapantes à vie" 

Depuis le 7 octobre 2023, alors que les besoins humanitaires ont explosé en raison des frappes intensifiées d'Israël, l'accès aux soins de santé a été considérablement réduit. Soumis à des critères flous et imprécis de la part des autorités israéliennes, beaucoup de convois transportant de l'aide humanitaire ne parviennent jamais à destination. "En ce moment, j'ai plus de vingt camions qui attendent de pouvoir rentrer à Gaza", explique Emmanuel Massart. Essentiels à la survie des Gazaouis, ces camions transportent notamment du matériel médical et des médicaments essentiels "sensibles à la température et qui ne supportent absolument pas d'être stoppés pendant des jours au soleil".

Mais aussi des prothèses et autres appareils primordiaux pour les plus de 22 500 personnes ayant subi ces derniers mois des "blessures handicapantes à vie", et recensées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) fin juillet. Parmi eux, l'Unicef estimait à plusieurs milliers le nombre d'enfants ayant perdu un ou deux membres au cours des trois premiers mois des hostilités. Pour autant, "il est extrêmement difficile de faire passer des prothèses, des béquilles ou des chaises roulantes à cause des contrôles israéliens", constate le responsable humanitaire.

Les enfants handicapés courent également un risque accru de mort ou de blessure en raison des difficultés supplémentaires auxquelles ils sont confrontés lorsqu'ils sont contraints de fuir les attaques. "Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de solution pour eux. On espère un cessez-le-feu le plus rapidement possible pour limiter le nombre d'enfants handicapés après la guerre", mais aussi pour pouvoir commencer leur rééducation.

Mise en danger du personnel humanitaire

Seuls 17 des 36 hôpitaux de l'ensemble de l'enclave sont "partiellement fonctionnels" pour accueillir les blessés. Depuis octobre 2023, le personnel et les patients de MSF ont dû évacuer quatorze complexes en raison d'incidents graves et de combats en cours car "toutes les structures de santé ont été prises pour cibles de manière spécifique" par Israël. Au total, six membres de l'organisation ont été tués dans le cadre de leurs activités médicales depuis le début de la guerre. "Un de mes collègues a été abattu par un sniper israélien à travers la vitre d'un couloir de l'hôpital pendant qu'il soignait un patient", déclare le médecin.


Les diverses organisations humanitaires présentes à Gaza communiquent pourtant leurs localisations à Tsahal mais "il est arrivé à plusieurs reprises que ces lieux soient quand même bombardés" par l'armée israélienne. "C'est quelque chose d'inacceptable. Même la guerre a ses règles", pointe Emmanuel Massart, qui condamne "la violation du droit international par Israël" depuis douze mois. Et dénonce la "complicité" des pays occidentaux, dont "les États-Unis mais aussi la Belgique", à ces violations par leur participation financière à l'effort militaire israélien. Fin juillet, la Cour internationale de justice (CIJ) avait pourtant demandé à tous les États de ne pas "prêter aide ou assistance" au maintien de la présence "illicite" d'Israël dans les Territoires palestiniens occupés, dont Gaza.

Suzy Wolfarth, Publié dans La Libre le 08-10-2024

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"Jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout d'un crime contre l'humanité"

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08 octobre 2024

"Jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout d'un crime contre l'humanité"


 C'est ce qu'estime l'anthropologue Didier Fassin.

Interview par Vincent Braun
Publié dans La Libre le 07-10-2024


De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines) et à l'université de Princeton, il vient de publier Une étrange défaite (La Découverte), un ouvrage où il interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?



• Vous expliquez qu'un large consentement à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population s'est imposé depuis le 7 Octobre dans le chef des États occidentaux et de leurs opinions publiques dominantes, qui en viennent à accepter que toutes les vies n'ont pas la même valeur. Pourquoi parlez-vous d'une abdication morale historique ?


Depuis la Seconde guerre mondiale, il n'y a pas eu de situation dans laquelle les gouvernements occidentaux et une partie significative de leurs élites intellectuelles et médiatiques aient collectivement apporté leur appui diplomatique et militaire à un massacre que la Cour internationale de justice considère comme un plausible génocide. Il y a eu d'autres tragédies, avec parfois plus de victimes, mais jamais un soutien aussi indéfectible ne s'est manifesté pour permettre d'aller jusqu'au bout du crime contre l'humanité en train d'être commis. Quelle que soit la gravité des actes commis le 7 octobre 2023, et le traumatisme qu'ils ont représentés pour les Israéliens, ils ne peuvent justifier le projet d'annihilation d'un peuple proclamé par le président de l'État hébreu, son Premier ministre et les plus hauts responsables politiques et militaires. Les valeurs et les principes censés fonder l'ordre moral international ont été bafoués.
 

• Cette abdication morale est-elle le fait d'une régression de la pensée, d'une faillite éthique, ou d'une sorte de lâcheté liée au fait que l'on n'ose pas trop blâmer Israël, victime il y a un an d'une attaque qui a ravivé le traumatisme de l'Holocauste ?


Certes, la mémoire de la Shoah pèse sur une partie des pays européens, mais elle n'a jamais été décisive, même en Allemagne, où la dénazification n'a pas eu lieu après 1945. En fait, le projet de créer un foyer juif en Palestine remonte à 1917 avec la déclaration Balfour du colonisateur britannique et, comme l'écrit un grand juriste israélien, que les Européens aient persécuté les Juifs pendant un millénaire ne peut justifier qu'on en fasse payer le prix aux Arabes. En réalité, Israël est vu comme un bastion occidental au milieu d'une région considérée comme suspecte, voire dangereuse. Dans un creusement croissant qui s'opère désormais entre le Nord et le Sud, lequel peut néanmoins recevoir un soutien de l'Est, Israël est un allié utile permettant l'établissement d'un grand marché moyen-oriental et la mise à l'épreuve des armements fournis par le complexe militaro-industriel international. Mais un élément essentiel de l'adhésion (à cet écrasement) d'une large partie des opinions a été la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, hérité de la période coloniale et réactivé par les actes terroristes des années 2000.


Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens (en Israël) révèle un effacement de tout souci éthique.
Didier Fassin


• Certains se sont pourtant érigés contre la poursuite de l'opération israélienne en évoquant des décennies d'oppression, de violence, de spoliation. Pour quelles raisons ce droit au refus a-t-il fini par être réprimé ?


Dès le lendemain des événements tragiques du 7 octobre, une version officielle a été imposée. Il s'agissait d'un pogrom, autrement dit un crime antisémite par lequel les Palestiniens ne s'en prenaient pas à des ennemis en tant qu'oppresseurs, mais à des hommes et des femmes en tant que juifs. C'était donc un acte horrible, sans histoire, autorisant les représailles les plus brutales. Évoquer les décennies d'occupation avec leur lot de destruction, de sévices, de vexations, de privations de libertés, d'arrestations et d'emprisonnements sans charge, de mutilés et de tués par l'armée ou les colons, c'était être accusé de vouloir légitimer les actes commis. Ceux qui ont parlé de résistance, terme qui s'imposerait dans tout autre contexte historique, ont été taxés d'antisémitisme, sanctionnés par leur institution ou même condamnés par les tribunaux.

La réaffirmation inattendue de la solution à deux États par une bonne partie de la communauté internationale depuis les attaques du 7 Octobre a été reléguée ces dernières semaines à la faveur de la multiplication des fronts. Outre que l'option belliciste semble indiquer qu'Israël n'a aucune intention de régler la question palestinienne par le droit international, cette situation tend-elle aussi à prouver que "la loi du plus fort" balaie toute considération éthique ?
Rarement la loi du plus fort ne se sera appliquée avec une telle férocité, puisqu'une armée suréquipée soutenue par la première puissance militaire mondiale écrase une population civile pratiquement sans défense, la contraignant à se déplacer vers des lieux qu'elle bombarde ensuite, la réduisant à la famine par un blocus qui inclut l'essentiel de l'aide humanitaire. On a voulu présenter l'armée israélienne comme la plus morale du monde, alors que ses soldats tirent sur les personnes venues se ravitailler, se servent d'adolescents palestiniens comme boucliers humains, humilient les civils et torturent les prisonniers. Le discours de haine des dirigeants et de beaucoup de citoyens révèle un effacement de tout souci éthique.


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• Pourquoi le discours faisant le lien historique entre l'occupation des territoires par Israël et la résistance à cette situation est-il, selon vous, de plus en plus inaudible face à la revendication du droit à la défense de l'État hébreu ?


Un peuple attaqué a le droit de se défendre. Mais selon cette logique, ce sont les Palestiniens expulsés de leurs terres et privés de leurs droits depuis trois quarts de siècle qui seraient légitimes à se défendre contre leur oppresseur. Or, on leur récuse cette option. Un sociologue israélien l'exprimait très bien : si les Palestiniens essaient de négocier, on les ignore ; s'ils se rebellent, on les écrase. L'argument de la menace sur l'existence de l'État d'Israël est utilisé depuis des décennies pour produire un consensus justifiant la poursuite de l'oppression des Palestiniens. Les responsables politiques et militaires avouent d'ailleurs parfois que c'est une manipulation de leur opinion publique. Ils savent bien que leur force de frappe, épaulée par leurs puissants alliés, est bien supérieure à toutes celles de leurs adversaires.
 

• L'accusation d'antisémitisme, qu'Israël utilise systématiquement pour discréditer ceux qui le critiquent, va-t-elle dans le même sens, à savoir recourir à un "argument massue" pour tenter d'empêcher toute analyse sereine des circonstances historiques ?


La confusion entre mise en cause de la politique israélienne, critique du sionisme et antisémitisme entretenue par l'État hébreu mais aussi par des organisations communautaristes juives et par les pays occidentaux rend impossible tout débat sur les actions menées par un gouvernement pourtant allié à l'extrême-droite, pratiquant la discrimination, revendiquant le suprémacisme religieux, violant le droit international et accusé de génocide. L'invocation de l'antisémitisme qui s'est banalisée sur les campus universitaires états-uniens comme dans l'espace public européen permet ainsi de faire taire les voix qui s'expriment pour les droits des Palestiniens, à commencer par le droit à la vie et le droit à une vie digne.

Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet.

• Comment expliquez-vous que ces accusations d'antisémitisme continuent d'être proférées alors même que les instances internationales faisant autorité en la matière les réprouvent lorsque les critiques sont d'ordre purement politique ?

L'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a établi en 2016 une résolution adoptée par 31 États, dont Israël, dans lequel il est indiqué que n'est pas antisémite le fait de "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État", et la Déclaration de Jérusalem signée en 2020 par 350 experts des études juives, dont de nombreux Israéliens, a également considéré que soutenir "l'exigence de justice du peuple palestinien" et s'opposer au "sionisme en tant que nationalisme" ne relève pas de l'antisémitisme. Que ces textes ne soient pas respectés par ceux qui les ont rédigés montrent qu'on est dans le pur arbitraire. Les grandes puissances n'hésitent pas à se renier pour soutenir leur allié dans les crimes imprescriptibles qu'il commet. L'État hébreu se pense ainsi intouchable quelles que soient ses exactions. Mais ses dirigeants se trompent peut-être en se croyant au-dessus de la justice internationale.


Une étrange défaite

 De nombreux États et élites en Occident ont consenti, de manière active ou passive, à la dévastation de la bande de Gaza et au massacre de sa population par Israël. Pour parvenir à ce constat, l'anthropologue Didier Fassin s'est plongé dans l'analyse des événements qui ont ébranlé la région de Palestine depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Professeur d'éthique au Collège de France (où il est titulaire de la chaire "Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines") et à l'université de Princeton, il vient de publier {Une étrange défaite. Sur le consentement à l'écrasement de Gaza.} 2024.


Avec le recul du temps, les événements qui, après l'attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre 2023, se sont déroulés en Palestine et leur réception dans une grande partie des lieux de pouvoir, tant politiques qu'intellectuels, de la planète apparaîtront à la lumière crue de leur signification : plus que l'abandon d'une partie de l'humanité, dont la réalpolitique internationale a donné maints exemples récents, c'est le soutien apporté à sa destruction que retiendra l'histoire.
Cet acquiescement à la dévastation de Gaza et au massacre de sa population par l'État d'Israël, à quoi s'ajoute la persécution des habitants de Cisjordanie, a suscité l'indignation de celles et ceux qui, tout en condamnant les actes sanglants ayant déclenché l'offensive, rappelaient les décennies de spoliation, de violence et d'humiliation qui les avait précédés et refusaient la poursuite de l'écrasement d'un peuple et de l'effacement de sa mémoire. Mais on les a stigmatisés et réprimés. Une police de la pensée s'est imposée. Le détournement des mots et l'inversion des valeurs ont mis à l'épreuve l'intelligence politique et le discernement moral. Ce livre propose une archive et une analyse de cette abdication historique.


Version papier : 17.00 € - Version numérique : 11.99 €  (La Découverte), 

Un ouvrage où Didier Fassin interroge les interprétations auxquelles ce conflit a donné lieu. Tout en gardant à l'esprit cette question qui sous-tend l'essentiel de ses travaux : une vie en vaut-elle une autre ?

Lire les premières pages du livre : 

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 Qui est Didier FASSIN ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Fassin

 
Didier Fassin, né le 30 août 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur au Collège de France sur la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » et professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Il occupe également une direction d’études à l'École des hautes études en sciences sociales. Il a été élu à l’Académie de l’Europe en 2021 et à l’American Philosophical Society en 2022.

(...)
C’est au Sénégal, dans le cadre d’un programme de l’Institut de recherche pour le développement qu’il conduit de 1984 à 1986 sa première étude anthropologique, qui porte sur les relations entre thérapeutes et malades en milieu urbain et dont il tire la matière de sa thèse de doctorat3. En 1989, il part en Équateur à l’Institut français d’études andines pour y étudier avec la sociologue Anne-Claire Defossez, les processus rendant compte des disparités de mortalité maternelle et de santé reproductive, notamment parmi les populations indiennes4. À partir de l’année 2000, il dirige un programme sur les enjeux politiques, historiques et mémoriels du sida en Afrique du Sud, pays du monde le plus touché par l’épidémie.

Parallèlement, il s’intéresse de manière croissante aux questions morales et politiques posées par la prise en charge de personnes confrontées à des situations de précarité ou de domination : pauvres, chômeurs, migrants, réfugiés, orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophe au Venezuela, populations opprimées en Palestine5. S’appuyant sur de longues enquêtes de terrain – quinze mois avec des brigades anticriminalité et quatre ans dans une maison d’arrêt – ses recherches portent, d’un côté, sur le développement de logiques compassionnelles et de pratiques humanitaires, de l’autre, sur le déploiement de politiques répressives à travers la police, la justice et la prison.


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Docteur Honoris causa à l’Université de Liège en 2021


Crédit photo : Collège de France/Patrick Imbert

Extrait de la présentation : 

”Qu’il s’agisse de la lutte contre le sida, de la gestion des demandeurs d’asile, des contrôles policiers dans les banlieues parisiennes, ou encore de la prison, tous relèvent d’une même problématisation au sens de Michel Foucault, celle du gouvernement de catégories de personnes souvent vues comme « indésirables ». Pour analyser ces différentes politiques, Didier Fassin prend à chaque fois appui sur de longues enquêtes ethnographiques, qui visent à saisir le point de vue des différents acteurs en présence à partir de leurs pratiques et discours au quotidien, et une approche critique, qui resitue ces pratiques et discours dans les rapports de pouvoir auxquels ils participent. Au croisement de l’anthropologie et de la sociologie, les travaux de Didier Fassin ont en commun de porter une attention particulière au corps, aux affects, à la morale, aux inégalités face à la vie, et à l’histoire.
(…)
Dans chacun de ses ouvrages, Didier Fassin discute des analyses qui sont proposées de ces problèmes par les politiques, les journalistes et les intellectuels dans les médias à partir d’une analyse des chiffres à disposition, du discours des acteurs et d’une description fine des interactions sur le terrain. Ce faisant, son ambition n’est ni dénoncer une situation, ni de formuler des recommandations, mais bien d’apporter un éclairage empirique, c’est-à-dire à la fois compréhensif, critique et historique. C’est pour lui la meilleure contribution que les sciences sociales peuvent apporter aux enjeux de notre monde contemporain.
En décernant cette distinction au professeur Didier Fassin, la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège souhaite mettre en exergue la contribution de ses travaux à l’étude des politiques publiques en matière de santé et de sécurité et, de manière plus générale, à la compréhension des inégalités sociales face à la vie. Fondées sur des recherches de longue durée, ces travaux apportent un éclairage critique qui est essentiel pour penser ces enjeux au cœur de notre monde contemporain. 

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17 août 2024

RIWAQ : valoriser le patrimoine architectural en Palestine


Créée en 1981, Riwaq, qui signifie «arcade» en arabe, est une association palestinienne dont l'objet principal est la protection et la valorisation du patrimoine architectural en Palestine. Persuadée que le patrimoine est un enjeu essentiel à la préservation de la mémoire collective palestinienne, elle travaille à la réhabilitation de sites, à la diffusion de connaissances, à la sensibilisation aux enjeux architecturaux ainsi qu'au développement des communautés des zones rurales de Cisjordanie et de Gaza. Le patrimoine est un moyen de réflexion sur les préoccupations socio-économiques, culturelles et politiques des communautés. Suad Amiry a fondé cette association avec un objectif en tête : faire du patrimoine un outil de changement économique et social. 

 
SES ACTIVITÉS 


Riwaq a créé un registre national des bâtiments historiques en Palestine reprenant les éléments du patrimoine culturel et architectural de la Palestine en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. Cette publication est le premier inventaire complet des bâtiments historiques en Palestine, complété par de nombreuses cartes interactives. Reprenant 50.320 bâtiments historiques dans 422 localités palestiniennes, ce registre est essentiel à la préservation et à la connaissance du patrimoine palestinien. Grâce à ce travail de recherche et aux statistiques fournies par ce registre, Riwaq a identifié les 50 villages palestiniens accueillant le plus grand nombre de bâtiments historiques (près de 50%). 


L'association a décidé de se concentrer sur ces 50 villages pour y travailler sur des projets de réhabilitation, visant à améliorer les services, les infrastructures et les conditions de vie dans les espaces environnants. Riwaq travaille donc à la restauration de bâtiments qui deviennent des centres communautaires permettant aux habitant(e)s d'y développer leurs activités socioculturelles mais aussi leurs connaissances du patrimoine. Ce n'est pas seulement de la restauration, mais aussi un moyen d'explorer le contexte urbain plus large et de protéger le patrimoine. Cela crée une nouvelle matrice et de nouveaux réseaux qui travaillent ensemble à recoudre le paysage fragmenté palestinien. 


”DEPUIS SA CRÉATION, RIWAQ A TRANSFORMÉ
LE DOMAINE DU PATRIMOINE
EN UN MOYEN DE PENSER
DES PRÉOCCUPATIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES, CULTURELLES ET POLITIQUES URGENTES ET ÉMERGENTES.” (Suad Amiry, fondatrice de Riwaq)


À titre d'exemple, Riwaq s'est associée avec l'association musicale Al Kamandjâti dès sa création en 2003. Riwaq lui a ainsi fourni un local, qui lui permettait de dispenser des cours de musique à des jeunes. Al Kamandjâti est aujourd'hui l'une des associations musicales les plus connues de Palestine et continue de dispenser des cours de musique à travers les camps de réfugiés de Palestine. Elle se produit même à l'international, notamment à Bruxelles où l'orchestre a donné un fabuleux concert à l'été 2023. 


La sensibilisation-formation est aussi un volet important du travail de Riwaq. L’association emploie et forme de nombreux architectes, archéologues, historiens mais aussi des travailleurs dans la construction auxquels elle enseigne des techniques traditionnelles de préservation du patrimoine, complétées par des techniques modernes respectueuses du caractère sacré de bâtiments parfois millénaires. Elle fournit outils et techniques aux passionnés souhaitant réhabiliter un espace, une maison, ou créer une bibliothèque. Des ateliers de restauration sont aussi organisés dans les grandes villes de Palestine telles que Naplouse, Ramallah, Bethléem, Hébron et Gaza. L'objectif est de sensibiliser chacun·e à la préservation de la mémoire collective palestinienne. 


SES DÉFIS 


Un des défis majeurs auxquels fait face Riwaq est l'absence de cadre juridique. En effet, le seul texte de loi encadrant la gestion du patrimoine est la « loi sur les antiquités», élaborée sous les Britanniques en 1929. Cette loi ne protège pas les antiquités datant d'avant l'an 1700. Il n'y a pas de cadre juridique unifié pour l'ensemble de la Palestine qui permette une politique de restauration et de conservation du patrimoine cohérente. Afin d'y pallier, Riwaq a répondu en 2004 à un appel d'offres de l'université de Birzeit qu'ils ont remporté. Cet appel a donné lieu à la rédaction d'une loi sur la protection du patrimoine culturel et naturel en Palestine, qui déboucherait sur la création d'un organisme semi-gouvernemental chargé de la gestion du patrimoine. Mais cette loi n'a toujours pas été ratifiée. 


La préservation de l'environnement est un défi auquel nous sommes toutes et tous confronté·es. Riwaq a choisi d'être pro-actif en ce domaine, en réfléchissant à une restauration durable de ses sites. C'est en tirant pleinement parti des ressources naturelles environnantes que l'association assure la lutte contre le changement climatique. Recyclage, gestion des eaux, choix des matériaux utilisés, écologiser les milieux ouverts, aménager des toits verts sont tout autant d'initiatives que met en place l'association pour s'attaquer à ses causes. 


Comment la soutenir ?

 
Il est possible de soutenir le travail de préservation du patrimoine et du paysage culturel de la Palestine que réalise Riwaq en faisant un don (non déductible fiscalement) : 

RIWAQ- Centre for architectural conservation N° de compte: 0458/0219222/001/3000/000 IBAN: PS74 PALS 0458 0219 2220 0130 0000 0 Swift: PALS PS 22 Bank: Bank of Palestine, Ramallah Branch

Article de Manon Marée, extrait du n° 100 du bulletin PALESTINE

29 juillet 2024

AUTOUR DE JÉNINE, LES PALESTINIENS SUBISSENT, MAIS OSENT reprendre leur souffle


 Les populations palestiniennes en Cisjordanie occupée vivent un véritable basculement depuis le début de l'assaut israélien - à risque génocidaire - sur Gaza. Meurtres, démolitions, expropriations et détresse économique caractérisent le vécu quotidien des communautés de Jénine, au nord de la Palestine. Et malgré tout, l'espoir les habite aussi. 


par Victor B., Caritas International 


dans Palestine, Bulletin de l’association belge-palestinienne, n° 100 avril-mai-juin 2024 (p. 11 à 13) (DOSSIER Terreur sur la Cisjordanie)

Le réseau Caritas travaille depuis dix ans avec les populations palestiniennes des milieux ruraux du gouvernorat de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Les collines et les plaines du Marj Ibn Amer recèlent de nombreuses histoires, trop souvent ignorées par les médias internationaux et réduites au silence par l'occupation militaire israélienne qui dure depuis presque soixante ans. 


La ville de Jénine est le centre économique de la région depuis des siècles, célèbre pour son théâtre et son maqlube. Zababdeh, jumelée avec Ixelles, accueille l'université arabo-américaine et ses 10000 étudiants. 'Arraba et Jalboun se distinguent par leurs maisons traditionnelles en pierre avec leurs arcs et leurs dômes blancs. Le village de Faqqu'a, qui a donné son nom à la fleur nationale de la Palestine - l'iris de Faqqu'a - exporte ses fruits de cactus de Naplouse à Hébron. 


«Ici, nous sommes fiers de nos terroirs et de notre patrimoine», assure Umm Najla de Faqqu'a. 


DES VIOLENCES ET DES VIOLATIONS EN ESCALADE 


Comme partout en Cisjordanie occupée, chacune de ces communautés subit de plein fouet l'intensification des attaques et des restrictions commandées par les autorités israéliennes depuis octobre 2023. 


Les assauts répétés et de plus en plus spectaculaires de l'armée israélienne sur la ville de Jénine, dont le camp de réfugiés et ses alentours, sont la face médiatisée de cette dégradation sécuritaire: depuis le 7 octobre 2023, plus de cent personnes ont été tuées et des centaines d'autres emprisonnées lors de ces raids quotidiens. 


Au nord et à l'est de Jénine, les villages bordant la Ligne verte -tels que Faqqu'a et Jalboun continuent d'être spoliés. La dépossession des terres palestiniennes s'est accentuée au fil du temps, orchestrée depuis la Nakba en 1948 jusqu'à aujourd'hui. Les années charnières, telles que le début de l'occupation israélienne en 1967 ou la construction du mur de séparation en 2004, ont intensifié la fragmentation du territoire et le pillage des villages palestiniens. Avant 1948, le village de Jalboun couvrait une superficie de 3300 hectares. Six décennies plus tard, il en reste environ 750 hectares. 

"CERTAINS PAYSANS, DÉBOUSSOLÉS PAR LES SAISIES DE LEURS TERRES ANCESTRALES, FINISSENT MÊME PAR SE DEMANDER S'ILS EN SONT RÉELLEMENT LES PROPRIÉTAIRES LÉGITIMES."

Depuis 8 mois, ces populations palestiniennes rurales endurent l'élargissement des zones militaires israéliennes. À l'abri des regards extérieurs, les agriculteurs sont régulièrement pris pour cible s'ils osent travailler sur leurs champs. À Faqqu'a, 300 hectares de terres agricoles additionnelles sont désormais interdites - «J'entre dans mes champs à la merci des instructions de "tirer pour tuer" », déplore Mahmoud, qui a déjà essuyé cinq tirs des patrouilles israéliennes depuis le mois d'octobre. 


Comme partout en Palestine, ces nouvelles mesures sont aussi employées pour détruire des habitations et des infrastructures. Le 3 juin 2024, les forces israéliennes ont démoli deux maisons à Jalboun, sous prétexte qu'elles avaient été construites sans permis (De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens.) .Une famille de 13 personnes vivait dans l'une d'elles depuis 1982. «Ils ont eu une heure et demie pour vider leurs biens avant le démarrage des bulldozers», déplore Khaled, leur cousin et voisin. 


Bien que Jénine soit le seul gouvernorat où la majorité des terres sont censément contrôlées par l'Autorité palestinienne, cette région n'est pas épargnée par les colonies israéliennes implantées sur leurs territoires destitués. Près de 4000 colons sont installés à travers le gouvernorat de Jénine (En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine) Pour les paysans palestiniens de la ville de 'Arraba, voisiner avec la colonie israélienne de Mevo Dotan est synonyme de harcèlements, de vols de bétail, d'arrestations et même de meurtres. Ces colonies, illégales au regard du droit international, continuent de bénéficier du soutien du gouvernement israélien mais aussi de liens économiques avec l'Europe.
 

UNE SITUATION ÉCONOMIQUE INVIVABLE
 

Ces populations palestiniennes du nord de la Cisjordanie occupée se retrouvent dans une situation économique écrasante due aux mesures arbitraires des autorités israéliennes. Les agriculteurs sont souvent mis dans l'incapacité d'accéder à leurs terres pendant des jours pour des « raisons de sécurité», ce qui entraîne la perte de saisons agricoles entières. 


La situation s'aggrave encore avec la suspension des permis de travail pour ceux et celles qui cherchaient un salaire décent de l'autre côté de la Ligne verte. Rien qu'à 'Arraba, on estime que 2000 personnes ont perdu leur emploi depuis octobre 2023, soit 10% de la population. 


À Faqqu'a, 90% des revenus qui provenaient du travail en Israël ont disparu du jour au lendemain. Selon les Nations Unies, c'est également le cas pour plus de 306.000 emplois en Cisjordanie entre octobre 2023 et janvier 2024. Cette situation économique plonge des centaines de milliers de familles dans la détresse économique. 


Du fait de l'impossibilité de travailler en Israël, la plupart des jeunes ont décidé de retourner à l'agriculture. Cependant, ce mouvement a entrainé une concurrence accrue sur le marché, empirée par une baisse de la consommation des produits locaux. Exporter les produits agricoles reste difficile malgré la réouverture irrégulière du checkpoint de Jalameh depuis mai 2024. 


«Et même si on la chance de passer ces points de contrôle, des groupes extrémistes israéliens nous attaquent dans nos camions», constate Amine, producteur d'huile d'olive à 'Arraba. 


L'arrêt de la consommation et du tourisme des Palestiniens citoyens d'Israël a également eu un retentissement important sur l'économie locale. Dans la ville de Jénine, ces visiteurs représentaient entre 40 et 67% des revenus dans la plupart des secteurs commerciaux. ( « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT) La moitié des 10.000 étudiants de l'université arabe-américaine sont également issus de ces communautés, mais une grande partie suit maintenant les cours à distance.

 

ENTRE ISOLEMENT ET ESPOIR  

Les ainés des villages, garants de la mémoire collective, affirment vivre la pire situation qu'ils aient connue depuis le début de l'occupation en 1967. 


Les retombées psychologiques se font sentir dans chaque conversation. Les enfants ne se sentent plus en sécurité sur le chemin de l'école. Les adolescents, souvent surqualifiés mais sans opportunité d'emploi, manquent de perspectives. Certains paysans, déboussolés par les saisies de leurs terres ancestrales, finissent même par se demander s'ils en sont réellement les propriétaires légitimes. 


«Plus de 200 personnes tuées dans le camp de Nuseirsi», « une fillette de 5 ans succombe à la faim» -les images défilantes des massacres quotidiens à Gaza continuent de plomber l'humeur des jeunes et des moins jeunes. La musique se tait, les moments de fête se font plus rares ... «Nous prions tous les jours pour un cessez-le-feu pour nos frères et sœurs de Gaza», se désole Mr Barakat, le maire de la municipalité de Marj Ibn Amer, qui rassemble des localités comme Faqqu'a, Jalboun et Jalameh. Il s'interroge en second lieu: «à quand notre cessez-le-feu ici?». 


En l'absence d'appui de l'Autorité palestinienne, les municipalités font de leur mieux pour soutenir leurs communautés. Toutefois, elles sont freinées par le gel des ressources fiscales palestiniennes par Israël depuis le 7 octobre (Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.) «Cette situation affecte notre capacité à apporter des services essentiels à nos concitoyens, qu'il s'agisse d'être aux côtés des plus vulnérables ou de payer les salaires de nos employés», explique Mr Barakat. 


Des organisations comme Caritas tissent des solutions en collaboration avec les municipalités locales.
Aujourd'hui, cela passe surtout par un soutien financier aux familles les plus affectées par les violences physiques et socio-économiques. Accompagner des jeunes en marketing, en plaidoyer et en audiovisuel est aussi une priorité: «Des outils précieux pour raconter nos histoires et nos réalités», rapporte Malak du village de Zababdeh. 


Au-delà et malgré tout, l'envie de bâtir et d'innover survit et revient sans cesse au sein de ces communautés. Elles rêvent de développer des systèmes d'irrigation modernes, de rénover leur patrimoine culturel ou encore de construire un éco-village pour héberger des touristes. 


Amani, à la fois agricultrice et directrice d'école à Faqqu'a, résume cette conviction:
«Quoiqu'il arrive, nous serons toujours là - présents - pour accueillir et partager avec le monde tout ce qu'il y a de plus beau dans nos vies et sur nos terres palestiniennes.»
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1/ De nombreux experts ont souligné que ces permis de construire délivrés par Israël sont presque impossibles à obtenir pour les Palestiniens. 


2/ En mai 2024, l'armée israélienne a aussi autorisé le «retour» de citoyens israéliens dans trois anciennes colonies évacuées en 2005, dont Kadim et Gadim près de Jénine. 


3/ « La situation des travailleurs des territoires arabes occupés» - Rapport du Directeur général -Annexe, Genève: Bureau international du Travail, 2024. ©OIT. 


4/ Ces taxes sont collectées par Israël sur les importations et exportations palestiniennes, pour le compte de l'Autorité palestinienne à laquelle elles doivent être normalement reversées.

28 juillet 2024

La destruction du système de santé dans la bande de Gaza

Alors que les autorités israéliennes s'évertuent à faire passer la destruction d'infrastructures civiles pour des dégâts collatéraux, les preuves d'un ciblage systématique des infrastructures sanitaires se multiplient


« La destruction du système de santé a été l'axe principal de la stratégie militaire [israélienne]».
Le Dr Ghassan Abu Sitta témoigne après avoir travaillé six semaines dans plusieurs hôpitaux de Gaza pendant la guerre en cours contre les Palestiniens. 

Ce sentiment fait écho aux conclusions des juristes sud-africains qui accusent Israël de génocide devant la Cour internationale de justice : «Avant presque tout, l'assaut d'Israël sur Gaza a été une attaque contre son système de santé.»

 NOTE : INTRODUCTION PERSONNELLE

Génocide ou pas génocide est le grand débat du moment, et ce sera aux juristes internationaux de clarifier la question. Il vaut mieux, pour le moment, parler de ”risque de génocide”. Je cite Marianne Blume, qui fait référence à Volker Turk, Haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, qui parle des ”prémices d’un génocide”

”Que la politique israélienne en Cisjordanie soumette le groupe «Palestiniens» à des atteintes graves à l'intégrité physique et/ou mentale est évident. Que cela se traduise par les attaques meurtrières destructrices de l'armée dans les camps de réfugiés ou dans les villes et villages ou par celles de l'armée et des colons contre les communautés rurales et les villages, ou encore par les attaques des milices d’autodéfense; que ce soit par l'emprisonnement massif des citoyens ou par le nettoyage ethnique; que ce soit par l'interdiction de cultiver et de récolter ou par les obstacles mis à la circulation des biens et des personnes; que ce soit par les destructions de maisons ou par celles de symboles nationaux et du patrimoine culturel palestinien (lire article page 24); que ce soit l'apartheid, tout simplement, qu’Israël assassine des membres du groupe parce qu'ils sont membres du groupe ne fait aucun doute non plus, comme en témoignent notamment les rapports du Haut-Commissaire aux droits de l'Homme.  

Par contre," la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle n'est pas établie dans la mesure où la définition de génocide n'intègre ni la destruction culturelle ni l'intention de disperser un groupe. Néanmoins, les déclarations des ministres en charge de la Cisjordanie sont clairement porteuses d'un risque de génocide: les allusions répétées à une nouvelle Nakba, les incitations à soumettre la Cisjordanie au même sort que celui de Gaza, les déclarations exhortant à détruire une ville ou à tuer les «terroristes» (Pour Smotrich, il y a 2 millions de nazis en Judée-Samarie) doivent alerter. D'autant qu'elles font écho dans la société israélienne. 

"Le génocide est l'aboutissement d'un processus. Dès lors, sa prévention passe par une observation scrupuleuse des situations". Le mot de la fin revient à Volker Türk: «L'impunité favorise le génocide. L'obligation de rendre des comptes est son ennemi iuré.»
(Marianne Blume, dans Palestine, n° 100 d’avril, mai, juin 2024, p. 9 )

 (Volker Turk, Haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, parle des ”prémices d’un génocide” : "le génocide est toujours l'aboutissement de schémas antérieurs et identifiables de discrimination systématique -fondée sur la race, l'appartenance ethnique, la religion ou d'autres caractéristiques- et de violations flagrantes des droits de l'Homme, visant de manière systématique un peuple, une minorité ou une communauté.")   

Par contre, ce qui ne fait pas de doute, c’est le projet de ”rendre Gaza inhabitable”, et certains extrémistes au pouvoir actuellement en Israël parlent ouvertement de leur projet de rendre  inhabitable non seulement Gaza mais toute la Cisjordanie. S’il n’y a certes pas génocide, il y a le projet de pousser les palestiniens à partir : on pourrait appeler cela un ”nettoyage ethnique”.On peut ajouter les informations toutes récentes qui font état de l’utilisation de la faim comme arme de guerre. 

EXTRAITS d'un article paru dans La Livre et sur la RTBF la famine comme arme de guerre" (https://www.rtbf.be/article/guerre-israel-gaza-la-famine-comme-arme-de-guerre-11304400)

 "Ce ne sont pas les conditions de la guerre qui ont précipité la population vers la famine, c’est la volonté délibérée du gouvernement d’Israël de couper les vivres à cette population."

Les Palestiniens de Gaza ne meurent pas seulement sous les bombes, mais aussi désormais des conséquences de la faim. Les rapports se multiplient sur la famine qui se profile dans l’enclave palestinienne. Il s’agirait d’une stratégie délibérée de la part des autorités israéliennes, dans leur guerre contre le mouvement islamiste Hamas. C’est ce qu’affirme l’ONG Human Rights Watch (HRW).

L’organisation souligne que des responsables israéliens ont publiquement annoncé leur intention de priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de carburant. Ces déclarations se reflètent sur le terrain, dans les opérations militaires israéliennes.

Le ministre israélien de la Défense Yohav Galant : "‘Nous allons établir un siège complet sur Gaza. Il n’y aura — et il l’a énuméré sur ses doigts — plus d’électricité, plus de nourriture, plus d’eau, plus de fuel, plus rien. C’est terminé."

Selon le Programme alimentaire mondial, la moitié de la population souffre de faim extrême ou sévère.

Dans les hôpitaux visités par des responsables de l’Organisation mondiale de la santé, les patients décèdent non seulement faute de soins médicaux, mais aussi de faim et de soif. 

"Il est absolument illégal d’assoiffer et d’affamer une population pour obtenir un objectif militaire, quel qu’il soit", souligne le porte-parole de HRW. "Il est tout aussi illégal d’avoir des otages. Ça aussi, c’est un crime de guerre et nous demandons que le Hamas les relâche tous immédiatement et sans condition. Mais conditionner à cette libération la fourniture de nourriture, d’eau d’électricité à 2 millions de personnes, c’est avouer qu’on les punit collectivement. (...)"

Aide entravée
 

Ahmed Benchemsi, porte-parole de HRW pour la Moyen-Orient, estime qu’Israël entrave l’entrée de l’aide humanitaire par le point de passage de Rafah, entre l’Egypte et la bande de Gaza. (...)

De plus, des terres cultivables de la bande de Gaza sont rendues inutilisables par les opérations militaires. "Il y a des terres agricoles qui ont été complètement rasées pour laisser le passage à des engins militaires israéliens", explique Ahmed Benchemsi. "Un responsable israélien a été filmé sur ces terres-là, en déclarant que c’était la politique de la terre brûlée, que les Palestiniens qui reviendraient ne trouveraient plus rien, qu’il n’y aurait plus rien pour eux. Ce ne sont pas juste des déclarations, puisqu’on a pu aussi le confirmer par l’examen de photos satellites avant-après. Elles montrent que, là où il y avait des terres agricoles, aujourd’hui, il n’y a plus que désolation." 

"Cela relève aussi du crime de guerre et de la juridiction de la Cour pénale internationale."

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Ceci dit, j'en reviens à ce qui se passe à propos de


LA DESTRUCTION DU SYSTÈME DE SANTÉ
(PALESTINE n° 100, p.26 - 29)

«Avant presque tout, l'assaut d'Israël sur Gaza a été une attaque contre son système de santé.» 


Le discours et les actes des forces israéliennes confirment ces conclusions. Au 9 février, plus aucun des hôpitaux de la bande n'était pleinement opérationnel; seuls 13 sur 36 travaillaient en capacité partielle. Seules 17% des cliniques de soins primaires étaient fonctionnelles. Les structures de santé encore debout sont débordées. Des vies sont perdues de par les conditions destructrices imposées par la guerre - famine, infections dues à l'entassement, conditions insalubres dues à la destruction des infrastructures de base et complications résultant de l'interruption de traitements délicats et vitaux.
 

L'INTENTION   

L'intention de saper le système de santé de la bande de Gaza était évidente dès le début de la guerre. Dès le 14 octobre, l'armée a ordonné l'évacuation de 22 hôpitaux dans le nord de la bande. Ce jour-là, une frappe aérienne sur le centre de diagnostic du cancer de l'hôpital al-Ahli a blessé quatre membres du personnel, en avertissement de ce qui allait suivre. Dans les jours suivants, les responsables des hôpitaux du nord de la bande de Gaza, comme al-Shifa, al-Ahli et al-Awda, ont reçu des appels téléphoniques de militaires israéliens leur ordonnant l'évacuation sous peine de bombardement. Le personnel hospitalier a répondu que les hôpitaux, prestataires de services essentiels, n'évacueraient pas.  

Le 27 octobre, le porte-parole de l'armée a déclaré: «La vérité est désormais claire: le Hamas fait la guerre depuis les hôpitaux, répand la terreur depuis les hôpitaux.» Dans les semaines qui ont suivi, les forces israéliennes ont systématiquement démantelé les infrastructures de santé dans le nord de la bande, bombardant des hôpitaux, coupant leurs approvisionnements, obligeant les patients et le personnel à évacuer sous la menace et tirant sur des personnes qui travaillaient, cherchaient un abri ou étaient soignées dans ces hôpitaux. 

La motivation derrière la destruction du secteur de la santé a été communiquée d'emblée par les Israéliens: rendre la bande inhabitable. Le 9 octobre, le ministre israélien de la «défense» a annoncé « un siège complet. Pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de combustible. Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence.» Le 12 octobre, c'était au tour du président israélien Herzog de déclarer: «C'est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n'étaient pas impliqués, c'est totalement faux.»
 

PLUS AUCUN ENDROIT SÛR 

Israël a clairement indiqué que son objectif était de créer les conditions qui empêcheraient toute forme de survie. La destruction des infrastructures civiles et des conditions de base de l'existence est donc calculée, délibérée et stratégique -et pas du tout aveugle. D'où le ciblage d'infrastructures essentielles, dont les conduites d'oxygène des hôpitaux et les panneaux solaires. Le spectacle des destructions envoie le message qu'aucun endroit n'est sûr, pas même les infrastructures sanitaires qui bénéficient pourtant de protections spéciales en droit international. Ce message s'adresse tant aux habitants de Gaza qu'aux organisations internationales, comme le CICR, l'UNRWA et MSF, dont les installations et les équipes ont été également ciblées. 

Le ciblage des prestataires de santé se reproduit dans différents contextes sous contrôle israélien, démontrant ainsi sa nature systématique. Selon les prisonniers gazaouis libérés, l'armée soumet le personnel soignant en détention à des traitements dégradants et déshumanisants.  

Israël cible aussi la santé en Cisjordanie. Entre le 7 octobre et février, Israël a tué dix personnes et blessé 62 autres lors de 364 attaques contre le système de santé en Cisjordanie. Il est courant que l'armée coupe les routes menant aux hôpitaux lors de raids à Jénine et Tulkarem et elle empêche souvent les ambulances d'atteindre les blessés, voire les vise. Ces attaques ont parfois dégénéré en raids dans les hôpitaux, témoin l'assassinat de trois Palestiniens à l'hôpital Ibn Sina de Jénine.
 

LES RETOMBÉES DE LA DESTRUCTION DU SYSTÈME DE SANTÉ   

Les retombées directes et indirectes de ces destructions sont dévastatrices. Les retombées directes comprennent les pertes de vies humaines et les destructions causées aux infrastructures de santé. L'OMS a rapporté que 627 personnes ont été tuées et 783 blessées lors de 342 attaques contre des centres de santé à Gaza.
Ces attaques ont aussi endommagé 27 hôpitaux et 47 ambulances. Au 23 janvier, Israël avait tué 403 agents de santé, en avait enlevé 215 et blessé des centaines d'autres. De nombreuses victimes étaient des ambulanciers en service;
un médecin a été touché par un tireur isolé alors qu'il travaillait en salle d’opération.
 

”LORSQUE DES AGENTS DE SANTÉ SONT TUÉS, DES DÉCENNIES D'EXPÉRIENCE ET D'EXPERTISE
SONT PERDUES ET IL FAUDRA UNE GÉNÉRATION POUR LES RECONSTITUER.”


L'effet indirect est la pression exercée sur le secteur de la santé par la fermeture de la majorité des services et l'augmentation de la demande en soins. Les dizaines de milliers de blessés causés par les bombardements dépassent largement la capacité d'accueil du système de santé, d'autant plus que de nombreux blessés arrivent simultanément, submergeant les installations et ne permettant pas au personnel de les soigner rapidement. Parmi les 70000 Palestiniens blessés figurent au moins 1000 enfants amputés d'un membre. Ces personnes nécessitent des traitements complexes comprenant tant des soins chirurgicaux que des soins de réadaptation physique et psychologique. 

 La diminution de la capacité d'accueil du secteur s'accompagne d'une augmentation des maladies dues aux conditions de vie imposées à la population par Israël. L'armée a détruit la majorité des boulangeries, des bateaux de pêche et un quart des terres agricoles, plongeant les habitants dans la faim. L'eau potable est limitée car Israël a coupé deux des trois principaux aqueducs, bombardé des puits et des usines de dessalement, et restreint les livraisons d'aide par camions. Les bombardements ont interrompu le traitement des eaux usées et la gestion des ordures, risquant ainsi de contaminer les sources d'eau restantes. Les bombardements constants, les ordres d'évacuation et les restrictions en matière d'aide ont confiné la majorité des 2,3 millions d'habitants de la bande dans de petites poches surpeuplées, exposées à des problèmes de santé individuels et collectifs, comme l'hépatite A, les infections respiratoires et les diarrhées. Des gens souffrent déjà de faim, de soif et de pollution, mais les conséquence de la guerre à moyen et long termes tueront sans doute davantage que la guerre elle-même. L'exposition à la violence, à la dépossession, au déplacement, à l'insécurité et à la précarité aggrave la détresse des survivants, que les services de santé mentale étaient déjà incapables de gérer en l'absence de solutions politiques pour mettre fin à la violence.  

Les pénuries de combustible, d'oxygène, d'équipements et de médicaments sont aggravées car 70% de l'aide médicale autorisée à entrer est inutilisable. Une grande partie de l'aide est donc vaine. Ces restrictions empêchent de fournir des traitements appropriés aux malades et aux blessés, entrainant des complications même pour des affections simples. Dès le début de la guerre, les hôpitaux ont rationné les dialyses des insuffisants rénaux et recouru à des remèdes maison pour nettoyer les plaies. Depuis des semaines, des médecins rapportent que le triage se résume à identifier les vies pouvant être sauvées et, parfois, à choisir ceux qui survivront, à cause du volume de la demande et du manque de ressources.  

Le siège imposé à la bande de Gaza depuis 17 ans comprenait des restrictions sur l'entrée des fournitures médicales, les classant comme «à double usage [civil et rnilitaire] », provoquant des retards et l'indisponibilité d'articles essentiels. En 2021, les établissements de santé ont signalé des pénuries de 45% des médicaments essentiels, 31 % des consommables médicaux et 65% des produits de laboratoire. Malgré cela, les travailleurs de la santé à Gaza et les visiteurs étrangers ont fait état d'une réelle capacité d'adaptation et de créativité au sein du secteur pour faire face à ces circonstances difficiles.
 

RENDRE GAZA INHABITABLE  

Le siège de Gaza, qui affecte le secteur de la santé comme tous les autres aspects de l'existence, trahit l'objectif d'Israël de rendre la bande inhabitable. Dès 2017, le coordonnateur des Nations Unies pour l'aide humanitaire dans le Territoire palestinien occupé faisait remarquer: «Le seuil de "l'invivable" a déjà été dépassé».
La destruction des établissements de santé entraine celle des dossiers médicaux, empêchant la bonne gestion des maladies chroniques et la production de données épidémiologiques nécessaires à la planification des services futurs. Le remplacement des équipements détruits nécessitera des investissements importants. Lorsque des agents de santé sont tués, des décennies d'expérience et d'expertise sont perdues et il faudra une génération pour les reconstituer.  

Plus largement, les retombées de la guerre sur l'environnement seront probablement graves. L'intensité des bombardements et l'utilisation d'armes chimiques affecteront le sol et donc les cultures locales, et pourraient persister dans l'air, affectant tous les êtres vivants de la bande de Gaza. Un signe révélateur en est que des dizaines de soldats israéliens auraient contracté des infections rares et graves en commettant leurs crimes de guerre. La prévalence de ces infections résulte probablement des guerres précédentes et du blocus, car les impacts environnementaux de la guerre peuvent mettre du temps à se manifester. 


* Chercheur à l'Institut d'études sur la Palestine et écrivain en santé publique et sociétale. Traduit et édité par Thierry Bingen et Ouardia Derriche. Article original paru en version longue le 22 février 2024 sur palestine-studies.org

03 mai 2024

La scène politique palestinienne se prépare à l’après-guerre à Gaza

 


Palestinian President Mahmoud Abbas is seen 20 February 2005 at his West Bank Ramallah headquarter before a meeting with dominant Fatah faction’s central committee.

AFP PHOTO/JAMAL ARURI

Les clés du Moyen Orient - vendredi 3 mai 2024
 


La priorité du nouveau gouvernement est de « réunifier les institutions, y compris en assumant la responsabilité de Gaza ». Dans une lettre à la présidence palestinienne, le nouveau Premier ministre de l’Autorité palestinienne (AP) Mohammad Mustafa a énoncé les objectifs de son gouvernement formé fin mars. Alors que l’armée israélienne se prépare à une offensive à Rafah, qui pourrait marquer la fin de la guerre à Gaza, le président de l’AP Mahmoud Abbas a désigné un nouveau Premier ministre qui succède à Mohammad Shtayyeh. Il cherche ainsi à répondre, même à minima, aux demandes de la communauté internationale d’œuvrer pour une réforme des institutions palestiniennes en préparation de l’après-guerre. En novembre 2023, le président américain Joe Biden avait appelé dans une tribune à la réunification de Gaza et de la Cisjordanie sous une autorité palestinienne « revitalisée », s’opposant au retour du Hamas au pouvoir à Gaza tout en écartant la possibilité d’un contrôle israélien direct de l’enclave palestinienne.

Reconstruire Gaza

Très impopulaire auprès de la population palestinienne, Mahmoud Abbas est soucieux de s’entourer de personnalités de confiance. Economiste de 69 ans, Mohammad Mustafa est un fidèle du président de l’AP. Mais c’est aussi son profil de technocrate, familier du monde des bailleurs de fonds internationaux, qui a facilité sa nomination. Après avoir occupé pendant quinze ans de hautes fonctions à la Banque mondiale à Washington, M. Mustafa est devenu ministre de l’Economie de 2013 à 2015, avec pour mission de superviser un comité chargé de la reconstruction dans la bande de Gaza après la guerre de 2014. Jusqu’à sa nomination comme Premier ministre, il dirigeait le Fonds d’investissement pour la Palestine (PIF).

La formation d’un nouveau gouvernement constitue avant tout un signe envoyé aux pays occidentaux, qui multiplient les pressions pour obtenir une réforme des institutions palestiniennes. L’AP, qui dépend largement de l’Union européenne et des Etats-Unis sur le plan financier, cherche à montrer qu’elle peut encore faire preuve d’un certain dynamisme, même minimal.

Selon le chercheur au centre de recherche indépendant Noria Research et spécialiste de la Palestine, Xavier Guignard, le choix de Mohammad Mustafa vise aussi à rassurer Israël et ses alliés occidentaux pour l’après-Gaza, « Mahmoud Abbas a remplacé le gouvernement dirigé par M. Shtayyeh par un gouvernement de technocrates sans empreinte politique forte. L’objectif étant de se préparer à faire l’interface avec la communauté internationale pour une future reconstruction de Gaza, à distance ou sur place ».

Le nouveau gouvernement a certes été critiqué par le Hamas, qui aurait préféré une figure moins proche de Mahmoud Abbas « comme Salam Fayyad » indique le chercheur, néanmoins, « le Hamas a montré son accord de principe pour la formation d’un gouvernement technocrate plutôt qu’un gouvernement qui représentait toutes les factions ».

Situation critique en Cisjordanie

Les changements récents au sein de l’AP ne font pas oublier la multiplication des crises et des violences en Cisjordanie. « Ce nouveau gouvernement a émergé après une pression de la communauté internationale sur l’Autorité palestinienne et son président, pour initier des changements, ou du moins le vendre au public palestinien comme une réforme. Mais la situation des Palestiniens est critique, et la population n’est pas dupe » alerte le chercheur Hamada Jaber, consultant au Centre palestinien de recherche sur les politiques et les enquêtes (PCPSR). Depuis le début de la guerre à Gaza, Israël a annulé 130 000 permis de travail des Palestiniens de Cisjordanie, enfonçant un peu plus le territoire palestinien, isolé et asphyxié sur le plan financier, dans la crise économique [1]. En parallèle, la situation sécuritaire s’est rapidement dégradée. Outre les affrontements entre l’armée israélienne et des groupes palestiniens armés aux contours idéologiques flous dans les camps de réfugiés en bordure de Naplouse et surtout de Jénine, les violences visent aussi les civils, en grande majorité palestiniens. Depuis le 7 octobre, 603 attaques de colons israéliens ont été recensées, et 1 222 Palestiniens, membres de 19 communautés de bergers, ont été déplacés en raison de cette recrudescence de violences [2]. La politique de colonisation s’est aussi accélérée. En mars, le gouvernement israélien a annoncé la saisie de 800 hectares de terres en Cisjordanie, et « neuf avant-postes » ont été « reconnus comme des colonies » [3], et donc désormais légales au regard du droit israélien note le journal Haaretz. Outre les conséquences humanitaires et politiques sur la scène palestinienne, l’intensification de la mainmise d’Israël sur la Cisjordanie incluant Jérusalem-Est va à l’encontre des demandes de la communauté internationale, qui avait, ces derniers mois, ranimé la solution à deux Etats comme seul scénario réaliste pour régler la question palestinienne.

Face à la crise économique et à la dégradation de la situation politique, malgré les changements au sein du gouvernement, l’atonie de l’AP est criante. L’Autorité palestinienne « n’a qu’un pouvoir partiel sur la Cisjordanie occupée par Israël » rappelle le chercheur Hamada Jaber, « la situation économique se dégrade rapidement, tout comme la situation sécuritaire. Ce gouvernement n’y changera rien, car l’AP n’a ni volonté réelle de changement politique, ni les moyens de confronter Israël ».

L’impopularité de l’AP est solidement installée au sein de la population palestinienne. Dans un récent sondage du Centre palestinien de recherche sur les politiques et les enquêtes (PCPSR) [4], les deux tiers des Palestiniens habitants de Cisjordanie considèrent l’AP comme « un fardeau pour le peuple palestinien et la majorité est favorable à sa dissolution ». Plus de 60% des personnes interrogées « souhaitent un gouvernement qui ne soit ni sous le contrôle d’un parti politique, ni sous le contrôle du président Abbas » [5] qui reste très largement impopulaire (environ 80% des Palestiniens demandent sa démission). Le nouveau gouvernement, constitué par des technocrates mais dont le chef est proche de Mahmoud Abbas, répond donc seulement partiellement aux demandes palestiniennes.

L’impopularité de l’AP va de paire avec la montée de la popularité du Hamas en Cisjordanie. La tendance n’est pas nouvelle, mais elle s’est renforcée depuis le 7 octobre 2023. Le Hamas maintient une cote élevée dans ce territoire palestinien selon les résultats du dernier sondage du PCPSR [6], avec 75% des Palestiniens satisfaits à l’égard du rôle du groupe palestinien islamiste. Dans le contexte des débats autour de la succession de Mahmoud Abbas et alors que la colonisation de la Cisjordanie s’intensifie, tout comme les violences de l’armée israélienne et des colons à l’égard de la population civile palestinienne, la montée en popularité du Hamas est une clé essentielle de compréhension des futures dynamiques sur ce territoire.

Le Hamas se maintient à Gaza

Dans le nord de Gaza, après le départ de Tsahal, le Hamas se mobilise contre les forces israéliennes et reconstruit un système de gouvernance [7]. Il cherche à maintenir son pouvoir sur la bande côtière. Fin mars, via sa chaîne Telegram, le mouvement palestinien a présenté pour la première fois ses « excuses » [8] aux habitants de la bande de Gaza pour les difficultés causées par la guerre déclenchée après l’opération Déluge d’al-Aqsa du 7 octobre 2023, tout en réaffirmant la poursuite de la lutte armée nécessaire pour « la victoire et la liberté » des Palestiniens. Le Hamas cherche à renouer avec la population dans un contexte humanitaire catastrophique, et alors que plus de 30 000 Gazaouis ont été tués depuis le 8 octobre selon le gouvernement local.

Le retour du Hamas dans des zones dont l’armée israélienne s’était emparée après des combats extrêmement meurtriers constitue un échec militaire et politique pour Benyamin Netanyahou et le cabinet de guerre dans son ensemble, qui avait placé la destruction du groupe islamiste comme objectif de la guerre à Gaza [9]. Dans le reste de la bande de Gaza, dans le sud où la majorité de la population est concentrée, le groupe palestinien maintient un contrôle ferme sur le territoire.

Conclusion

Si l’Autorité palestinienne montre une volonté de chapeauter la reconstruction de la bande de Gaza après la guerre, l’avenir politique de ce territoire dépendra des pays occidentaux et surtout d’Israël. En janvier dernier, pour la première fois, Benyamin Netanyahou a dévoilé un plan pour l’après-guerre à Gaza, prévoyant l’administration du territoire palestinien par des responsables palestiniens locaux, un contrôle sécuritaire exercé par Israël et un démantèlement du Hamas et du Jihad islamique.
Néanmoins, au-delà de cette feuille de route, la résilience du Hamas et la tournure de l’opération israélienne à venir à Rafah décideront aussi de l’avenir de l’enclave.

Publié le 25/04/2024


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.

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