21 juin 2025

Joe Sacco sur la guerre à Gaza : « Nous créons en ce moment même les problèmes du futur »

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Propos recueillis par Amandine Schmitt

Publié le 6 octobre 2024

Temps de lecture : 9 min.

Légende du BD journalisme, Joe Sacco s’est intéressé à la question palestinienne à de nombreuses reprises. Il y revient dans un pamphlet qui met en cause l’implication des Etats-Unis dans la guerre qui oppose Israël au Hamas. Entretien.

Joe Sacco. ©️CHLOÉ VOLLMER-LO POUR FUTUROPOLIS.


Trente-deux pages en forme d’uppercut. C’est « Guerre à Gaza », le nouvel opus de Joe Sacco, prépublié en épisodes sur le site spécialisé The Comics Journal aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, l’auteur américain a souvent traité de la question palestinienne à travers de longs reportages (« Palestine », « Gaza 1956 »). Ici, il raconte avec force et un certain humour grinçant à quel point la guerre qui oppose Israël au Hamas le ronge. Il dénonce avec véhémence le rôle de Joe Biden et interroge notre responsabilité collective. « L’Occident est venu mourir à Gaza », note-t-il. Rencontre avec celui qui juge que le conflit a « des airs d’apocalypse ».


• Vous vous souvenez de ce que vous faisiez quand vous avez entendu parler du raid du Hamas sur Israël le 7 octobre dernier ?
Joe Sacco Non, parce que j’étais si bouleversé que c’est comme si mon cerveau s’était mis en pause. Le nombre de victimes israéliennes m’a paralysé et a rendu insignifiant tous les prétextes que j’aurais pu accepter pour justifier la dimension militaire de l’attaque. Toutes les atrocités supposément commises par le Hamas se sont succédé : bébés décapités, bébés dans des fours, bébés pendus sur une corde à linge, viols… sans qu’on sache le vrai du faux. À peine essayait-on de digérer ce qui était arrivé aux civils israéliens que les civils palestiniens étaient tués en masse, jour après jour. Quiconque s’intéresse à la géopolitique au Moyen-Orient savait que la réponse israélienne serait fulgurante et disproportionnée. Mais je n’aurais jamais pu deviner que ce serait à une telle échelle.
Pendant des semaines, j’ai été horrifié. A la fois par l’ampleur des bombardements sur Gaza, mais aussi par le discours de dirigeants israéliens. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a mentionné Amalek, faisant référence au passage biblique où on ordonne aux Israélites d’exterminer les Amalécites, « hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes ». Quel signal voulait-il envoyer ? Bien sûr, je comprends qu’il y ait un grand traumatisme et que les Israéliens soient en colère. Mais de là à élever la réponse au niveau d’un génocide ? Où va-t-on à partir de là ? J’ai l’impression qu’on a fermé la porte à une sortie de crise et que le discours a dérivé sur l’annihilation d’un peuple. On a l’impression d’assister à la destruction de Carthage par les Romains.


• Pour qualifier la stratégie d’Israël, vous proposez la terminologie « auto-défense génocidaire ».
La légitime défense existe. Mais doit-elle en arriver au point d’anéantir un peuple entier ? Les politiciens américains répètent qu’Israël a le droit de se défendre. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Dans quelle mesure ? Quelles sont les limites ? Est-ce un chèque en blanc ? Nous devons interroger ces expressions toutes faites qui deviennent des truismes. Pour autant, je ne nie aucunement la douleur que traversent les Israéliens. La nièce d’un ami israélien vivant à New York a perdu sept amis dans la rave party visée par le Hamas. C’est terrible. Mais je ne crois pas que l’extermination soit la solution, quelle que soit la situation.


• Alors que vous nous avez habitués au reportage, vous revenez avec une BD très différente de votre production habituelle. Pourquoi avoir choisi la forme du pamphlet ?
Ayant beaucoup écrit et dessiné sur la question palestinienne, je me devais de réagir. Est-ce que je voulais écrire sur une autre guerre ? Non, je travaillais sur un livre sur l’Inde qui était déjà assez violent. [« Souffler sur le feu », à paraître le 6 novembre chez Futuropolis, NDLR]. Je ne savais pas sous quelle forme m’y prendre. S’il y avait eu un moyen d’entrer à Gaza − et il n’y en a pas −, j’y aurais réfléchi. Le déclic s’est produit lorsque l’un de mes amis à Gaza m’a écrit : « S’il te plaît, fais entendre ta voix contre ces crimes. » Cela a pris des semaines pour que mes pensées décantent. J’ai choisi la satire que j’ai déjà pratiquée, même si je ne suis pas connu en France pour ça.


• Votre cible principale est Joe Biden et l’administration américaine.
Ça me frustre de voir la Maison-Blanche prétendre avoir toujours travaillé à un cessez-le-feu alors que quelques jours après le raid du Hamas, un de leurs porte-parole qualifiait les appels au cessez-le-feu de « répugnants ». Et puis, il y a Joe Biden qui a mentionné des bébés décapités. C’est une chose de parler d’atrocités. C’en est une autre de les fabriquer. Si vous cherchez à déshumaniser une population et à radicaliser les gens, vous parlez du mal fait aux femmes et aux enfants. Biden n’a eu de cesse de répéter ce mensonge, et d’autres gens à sa suite. Pour moi, ils font partie de la machinerie qui a ouvert la porte à un génocide. Et, en tant que citoyen américain, je me sens impliqué. Par mes impôts qui pourraient financer des bombes − c’est la version la plus directe − mais plus largement parce que, nous Occidentaux, avons une responsabilité, que nous le voulions ou non. Je préférerais ne pas être perçu ainsi, mais c’est le cas. J’ai l’impression d’avoir du sang sur les mains.

• Kamala Harris ne représente aucun espoir de changement de votre point de vue ?
Non. Elle a une façon douce de s’exprimer, qui apaise les gens. Elle dit ce qu’ils ont envie d’entendre pour qu’ils aient bonne conscience de voter pour elle : « Je travaille dur à un cessez-le-feu. Trop de Palestiniens ont péri. » Mais elle est aussi très claire sur le fait qu’elle soutiendra Israël. Et que, donc, elle continuera à envoyer des armes. Kamala Harris est façonnée par les mêmes personnes qui ont façonné Biden. Elle fait partie du même système.

• Qu’est-ce qui vous donne une lueur d’espoir ?
Ce n’est pas vraiment un espoir pour la situation à court terme, mais au moins, il y a une jeune génération aux Etats-Unis qui s’éloigne du discours dominant. Je veux parler des étudiants qui manifestent contre la guerre à Gaza. La preuve qu’ils représentent une menace réelle pour les pouvoirs en place, c’est qu’on leur envoie la police, qu’on les menace d’expulsion, de suspendre leur diplôme ou de ne jamais trouver d’emploi. C’est fou, ils étudient des intellectuels anticolonialistes comme Frantz Fanon ou Edward Saïd, et une fois qu’ils commencent à les assimiler et à agir en conséquence, on leur envoie la police. Quelle blague ! En tous les cas, leur mobilisation fait de l’effet. Est-ce que ça aura un effet à long terme ? Est-ce qu’ils pourront accéder au pouvoir un jour ? J’espère au moins que cela aidera l’Amérique à penser la situation en termes plus rationnels et plus humains. Cela étant dit, même si ces étudiants ont de nouvelles opinions, est-ce que cela aide les Palestiniens actuellement ? Est-ce que cela les aidera dans dix ans ? Dans quinze ans ?


• Vous pensez que la paix est encore possible ?
La réponse israélienne a été tellement maximaliste qu’il est difficile d’imaginer un horizon politique. Tout ce que j’entrevois, c’est la paix par l’assujettissement. Ou la paix par expulsion, parce que les Palestiniens seront tous partis. Ou pire encore, la paix par annihilation. Je suis très inquiet. Je pense que nous devrions tous être très inquiets, non seulement de ce qui se passera dans cinq ou dix ans, mais même dans 100 ans. Qui sait quelle sera la situation, comment ce problème réapparaîtra et vers quoi il mènera. Nous créons en ce moment les problèmes du futur et même du futur lointain. Après tout, nous sommes toujours pris dans la déclaration Balfour de 1917 [texte qui ouvre la voie à la création de l’Etat d’Israël, NDLR] et les décisions prises par le gouvernement britannique. Comment croire que ce qui se passe actuellement n’aura pas de répercussions dans cent ou deux cents ans ? Nous ne rendons pas service à l’avenir.


• Etes-vous toujours en relation avec des Gazaouis ?
Je corresponds avec deux personnes. La première est celle qui m’a demandé de prendre la parole à travers cette BD. Elle a réussi à se réfugier au Caire − ce qui doit être désormais impossible car les Israéliens contrôlent le corridor de Philadelphie [bande de terre située le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, NDLR]. Je lui ai demandé ce qu’il était advenu de sa maison, dans laquelle j’avais séjourné. Il m’a répondu qu’elle avait disparu, que tout a disparu. Mon deuxième ami faisait une apparition dans « Gaza 1956 » (2010, Futuropolis). Il est en mouvement perpétuel, selon les frappes qui ont notamment décimé la famille de son oncle, mais aussi en fonction des conditions sanitaires. Parfois, il ne trouve pas d’eau. Il m’en dit de moins en moins sur la situation. Au début, il me décrivait ce qu’il mangeait, ce qu’il dépensait, mais ses messages sont de plus en plus allusifs. Parfois ce n’est qu’une demi-phrase. Je crois qu’il est psychologiquement à bout.

• Quelques planches issues de « Gaza 1956 » sont actuellement exposées au centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Bande dessinée (1964-2024) ». En les contemplant, on se dit que la situation n’a pas tellement changé…
 

Les choses ont changé, mais en pire. Ce dont je me rends compte au fil du temps, c’est que les germes de ce que nous voyons aujourd’hui étaient déjà présents dans mon premier livre sur le sujet. L’oppression, la brutalisation, l’humiliation du peuple palestinien n’a fait que perdurer. Lorsque je travaillais sur « Palestine » (Vertige Graphic, 1996), les accords d’Oslo ont été signés [tentative de processus de paix israélo-palestinien, signé en 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton, NDLR]. Sur le coup, je me suis dit : peut-être que la paix va advenir, peut-être que mon livre arrive trop tard et que ce sera simplement un bouquin d’histoire. Ce n’est plus ce que je ressens. Maintenant, je le vois comme une sorte de voix lointaine qui venait préfigurer ce qui se passe aujourd’hui.

• L’humiliation, c’est ce qui vous a le plus frappé lors de vos reportages en Palestine ?
Dans « Palestine », je raconte une scène à laquelle j’ai assisté à Jérusalem. Trois soldats ont arrêté un enfant palestinien de 10 ou 12 ans. Ils se tenaient sous un auvent pendant que lui était debout sous la pluie pour subir son interrogatoire. Il clignait des yeux sous la pluie et les soldats l’interrogeaient, le harcelaient, l’humiliaient. On peut imaginer l’arrogance de quelqu’un avec du pouvoir. Mais celui qui n’a pas de pouvoir ? A quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il dans la tête ? C’est une question à laquelle il est plus difficile de répondre, mais je pense les graines de ce qui se passe actuellement sont dans ce genre de détails. C’est une anecdote, mais elle en dit long.


• Comment avez-vous commencé à vous intéresser au conflit israélo-palestinien ?
J’ai grandi en pensant que les Palestiniens étaient des terroristes. Dans la presse ou à la télévision américaine, les deux mots étaient toujours associés. Les choses ont commencé à changer dans mon esprit au début des années 1980, avec le massacre de Palestiniens à Sabra et au camp de réfugiés de Chatila. Je me rappelle des photos de cadavres dans « Time » et j’ai commencé à me poser des questions qui m’ont longtemps poursuivi. J’ai réalisé qu’il existait une autre version. J’ai pris en grippe le journalisme américain et sa prétendue objectivité alors que l’historique des relations israélo-palestiniennes n’était jamais rappelé. Ça m’a vraiment énervé d’être floué et que, sans réfléchir, je fasse le raccourci Palestinien-terroriste. Une grande partie de mon travail est donc une pénitence.
 

• Arrivez-vous encore à suivre l’actualité à Gaza ?
Je lis tous les jours la presse, mais je suis moins Al Jazeera que quand je travaillais sur le sujet. Honnêtement, je comprends que les gens ne puissent pas supporter tout ça. Nous avons peut-être l’obligation morale de regarder, mais après presque un an, c’est devenu notre nouvelle normalité. C’est un autre aspect problématique. Nous nous habituons à voir des centaines de personnes mourir chaque jour, même si le niveau de violence est inédit depuis peut-être la Seconde Guerre mondiale ou la guerre de Corée. Et il est devenu normal que des pays violent tous les soi-disant protocoles. Et il est devenu normal que l’Amérique couvre tout ça. Quelle est la prochaine étape ?

« Guerre à Gaza », par Joe Sacco, traduit de l’anglais par Sidonie Van den Dries, Futuropolis, 32 p., 6,90 euros.


Joe Sacco, bio express

Né en 1960 à Malte, Joe Sacco, vit aux Etats-Unis. Pionnier du BD journalisme, il crée l’événement en 1993 avec « Palestine » (Vertige Graphic, 1996, réédition Rackham), première bande dessinée de reportage de près de 300 pages. Ses voyages suivants le conduiront en Bosnie durant la guerre en ex-Yougoslavie, dont il tirera « Goražde » (Rackham, 2014), « The fixer » (2015) et « Derniers Jours de guerre » (2015). Joe Sacco retourne en Palestine en 2003 afin de réaliser une longue bande dessinée documentaire, « Gaza 1956 » (Futuropolis, 2010), qui sera bardé de prix (prix Regards sur le monde 2011, prix Franceinfo de la bande dessinée d’actualité 2011, prix du magazine Lire 2010). Il est aussi l’auteur de « la Grande Guerre, le premier jour de la bataille de la Somme reconstitué heure par heure » (2014), « Payer la terre » (2020) et publiera en novembre « Souffler sur le feu », au sujet de l’Inde.
Propos recueillis par Amandine Schmitt

VOIR des extraits de l'article dans Larcenciel : https://www.larcenciel.be/spip.php?article1616

Joe Sacco sur la guerre à Gaza : « Nous créons en ce moment même les problèmes du futur »

Propos recueillis par Amandine Schmitt Publié le 6 octobre 2024 Temps de lecture : 9 min. Légende du BD journalisme, Joe Sacco s’est intéres...